Adapter le conte noir que Jean Cocteau à graver en noir et blanc sur pellicule était un pari très risqué. Comment ne pas oublier le couple mythique, Edwige Feuillère et Jean Marais, la féerie du château de cette reine vierge et endeuillée ? Faute d’un vrai parti-pris tranché entre réalité et onirisme, le jeune Issame Chayle achoppe à rendre sa puissance lyrique à cette tragique romance. Dommage !
Cela fait dix ans que le roi a été assassiné, le jour de ses noces. Pour célébrer ce tragique événement, son épouse (hiératique Delphine Depardieu), qui vit depuis en recluse, retourne dans le château qui aurait dû abriter leur lune de miel. Traquée par les anarchistes, épiée par sa belle-mère qui lui dispute le pouvoir, elle erre entre les murs froids de cette vieille bâtisse, tel un fantôme, le visage voilé, à l’abri des regards, loin du monde. Dans l’ombre, ses serviteurs s’agitent tiraillés entre leur dévotion à cette souveraine vierge au cœur mort et leurs intérêts politiques.
Les rideaux rouges sont tirés séparant les appartements de la Reine du reste du château. Deux ombres s’en extraient, une jeune femme, cheveux tirés à quatre épingles, tenue stricte, et un homme en livret. Une discussion vive les anime. Une étrange relation semble les unir entre amour et suspicion. Elle, c’est Edith (rayonnante Salomé Villiers), la lectrice de la Reine. Rigide, le visage tendu, elle épie les moindres gestes de sa maitresse pour le compte de sa belle-mère. Lui, c’est Felix (affable Julien Urrutia). Ami d’enfance du roi assassiné, il est fidèle à sa souveraine. Tous deux s’interrogent sur l’étrangeté de cette nuit d’anniversaire où rode dans les jardins un assassin, un poète (surprenant Alexis Moncorgé), étrange sosie du défunt.
Portant en elle une singulière mélancolie, un chagrin incommensurable, la reine est partagée entre réalité et monde chimérique où son mari vit toujours. Alors qu’elle est enfermée dans ses appartements, fait irruption le jeune meurtrier poursuivi par les forces de police dirigées par le sombre et inquiétant Comte de Foehn (ténébreux François Nambot). La surprise passée, chacun semble troublé par l’autre. De cette rencontre fortuite naît une passion fulgurante, dévorante, intense qui pourrait changer, le temps d’un instant, le cours de leur vie.
En puisant son inspiration dans les destins tragiques des Wittelsbach, famille royale de Bavière touchée par une étrange malédiction qui entraîne dans la folie ses membres, Jean Cocteau brosse le portrait onirique d’une reine farouchement anarchiste, d’une femme blessée dans sa chair stérile dans son cœur éteint à jamais, subtile fusion entre Louis II de Bavière et sa cousine la fameuse Sissi. Etrange et mortifère spectre, attirée par la mort, elle survit plus qu’elle ne vit frappée par un amour éternel que le deuil sublime et attise. Mêlant conviction politique et romance tragique, il signe une pièce flamboyante aux envolées lyriques et passionnelles.
Le texte de Cocteau, un peu daté, ne peut s’accommoder d’une mise en scène trop sage, trop lisse et trop ancrée dans une réalité anachronique. Malheureusement, c’est le parti-pris d’Issame Chayle. Faute de pouvoir recréer un univers féérique et extravagant, il a préféré s’attacher à la psychologie des personnages en leur enlevant toute dimension onirique. L’absence de véritable décor et des costumes peu seyants finissent d’achever ce travail de sape qui nous empêche de nous laisser emporter par ces passionnels et tragiques destins et ne peut faire oublier aux amoureux du chef d’œuvre cinématographie de Cocteau, dont je suis.
Si l’on est point convaincu par l’ensemble, on est charmé, séduit par Salomé Villiers qui nous sauve de l’ennui par sa lumineuse et intense présence. Fascinante, elle donne corps à cette femme rigide partagée entre amour et devoir. Véritable révélation, elle explose littéralement et son jeu vibrant vaut à lui seul le déplacement.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
L’aigle à deux têtes de Jean Cocteau
Théâtre du Ranelagh
5, rue des vignes
75016 Paris
jusqu’au 30 mars 2016
Du mercredi au samedi à 20h45 et le dimanche à 17h.
Durée : 1h40
Mise en scène d’Issame Chayle assisté d’Aurélie Augier
Avec : Delphine Depardieu et Alexis Moncorgé (Molière de la Révélation Masculine 2016), François Nambot, Julien Urrutia, Salomé Villiers
Lumière de Denis Koransky
Musique de Jules Poucet
Scénographie et Costumes ce Muriel Delamotte
Crédit photos © Ben Dumas