Chaque art a ses couples mythiques. En Poésie, Rimbaud est indissociable de Verlaine. L’un est éternellement jeune, l’autre tourmenté. De leur rencontre naît un amour violent et brûlant qui les dévorera tous deux. Si Didier Long reste parfois à distance du sujet se perdant dans un texte un brin trop dense, la présence animale de Julien Alluguette illumine magnifiquement cette sombre éclipse.
Blonde comme les blés, le teint éclatant, sur une scène presque vide où seules deux cubes noirs servent de décor, une femme se tient droite, le ventre arrondi par sa future maternité. Jeune, belle, elle incarne à merveille la haute bourgeoisie parisienne dont elle est le pur fruit. Femme du célèbre poète communard, Mathilde (évanescente Jeanne Ruff) a la fraîcheur d’une enfant et les manières d’une femme du monde. Eperdument amoureuse de son mari, elle cède à tous ses caprices quitte à contrarier, de temps à autre, ses très rigoristes parents, chez qui ils ont trouvé refuge après les déboires politiques de Verlaine (Didier Long, tout en fureur).
Ainsi, en cette fin d’été 1871, elle attend fébrile son époux, parti chercher un poète idéaliste de 17 ans dont les vers l’ont marqué, secoué profondément par leur caractère novateur. Fougueux, irrévérencieux, impétueux, habillé de haillons, le jeune Rimbaud (lumineux Julien Alluguette), tout juste débarqué de son Charleville-Mézières natal, pénètre sans prévenir dans la maisonnée. Véritable ouragan, il bouleverse leurs habitudes bourgeoises. Animal, sensuel, flamboyant, il ne laisse pas indifférent le très troublé Verlaine.
Corseté dans ses principes et dans son mariage, rêvant de liberté et d’ailleurs, ce dernier se débat contre ses démons. Abusant d’alcool et de drogue, incapable de contrôler ses pulsions, il se consume de passion pour Rimbaud et se venge violemment sur sa femme de cette obsession ardente. Partagé entre son rôle de père, de mari et d’amant, il s’autodétruit, s’abîme et blesse cruellement ses proches.
Face à cet homme violent et totalement perdu, le jeune Rimbaud est solaire. Refusant les codes, les barrières, il brûle l‘existence par les deux bouts. Entier, sans limites, il veut pouvoir, tout tester, tout vivre dans sa chair. Incandescent, il s’abandonne au monde, à l’amour, aux drogues et aux autres sans pour autant renoncer à son essence, sa fascinante personnalité.
Durant deux ans, ses deux écorchés vifs vont se laisser emporter par une passion débordante, destructrice qui les détruira à petit feu et finira par les séparer. En se concentrant presque uniquement sur les liens charnels qui unissent ses deux êtres et sur leur attraction physique mutuelle, l’œuvre de Christopher Hampton en oublie leur amour des mots, leur goût commun et passionnel pour la poésie, leur singulière complexité et réduit malheureusement leur légendaire rencontre à une trop banale histoire d’amour. Faute d’un texte fort et concis, Didier Long se perd dans des digressions pseudo-sentimentales qui l’éloignent du cœur de son sujet et empêchent la charge sensuelle et sexuelle d’exploser véritablement.
S’intéressant à l’intimité singulière qui lie ses deux hommes, il laisse dans l’ombre le personnage de Mathilde, parfaitement interprété par Jeanne Ruff. Fantôme errant cherchant désespérément à capter l’attention de son mari, toujours en retrait, elle incarne à merveille l’ordre moral qui s’oppose à la luxure. Bourgeois indécis, Verlaine se noie dans ses contradictions. Tout en violence, Didier Long est un Verlaine brut, sans nuances, empêtré entre son devoir et ses envies. Face à lui, Julien Alluguette rayonne. Il se glisse avec une facilité déconcertante dans la peau de ce génie précoce de la poésie. A fleur de peau, il insuffle au personnage une force romantique mortifère intense, bouleversante. Exalté, il est un Rimbaud solaire et lunaire à la fois. Fascinant.
Quelques longueurs, quelques flottements dus au stress de la première devraient au fil des représentations s’affiner, s’amoindrir et laisser à cette Eclipse totale prendre toute son ampleur dramatique…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Eclipse totale de Christopher Hampton
Théâtre du Poche-Montparnasse
74 boulevard du Montparnasse
75006 Paris
à partir du 13 janvier 2017
Du mardi au samedi à 21h
durée 2h00
Adaptation, Mise en scène et avec Didier Long
Avec Julien Alluguette et Jeanne Ruff
Musiques François Peyroni
Décors Jean-Michel Adam
Lumières Denis Koransky
Costumes Didier Long
Crédit photos © Guillaume Niemetsky