Au théâtre de l’Odéon, le comédien franco-sénégalais incarne brillamment le Maure de Venise dans la mise en scène réjouissante de Jean-François Sivadier. Rencontre autour de ce personnage mythique et complexe qui, du haut de ses 419 ans, demeure encore d’actualité.
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Il est 18h30. Le théâtre s’anime. Nous sommes un mardi, dans l’effervescence, donc, d’un lendemain de relâche. Jean-François Sivadier est là, sourire aux lèvres, accueillant. Il règne une joyeuse atmosphère, celle des succès. Le public parisien est au rendez-vous de cet Othello, comme il l’a été dans toutes les villes où le spectacle s’est joué, tel le TNP de Villeurbanne, où nous l’avons découvert. Adama Diop nous reçoit dans sa loge à la fois moderne et monacale. Le comédien, lauréat l’année passée du Prix du Syndicat professionnel de la Critique du meilleur comédien, pour sa prestation dans La Cerisaie, mis en scène par Tiago Rodrigues, irradie de ce bonheur d’être sur les planches, au service d’un texte et d’un metteur en scène.
Comment le projet d’Othello est arrivé-il jusqu’à vous ?
Jean-François Sivadier m’a vu dans un spectacle de Pascal Rambert, Mes frères, mis en scène par Arthur Nauzyciel. À la sortie du spectacle, après m’avoir complimenté sur mon travail, il m’a dit qu’il avait envie que l’on se rencontre sur un projet commun. Je lui ai répondu, bien évidemment, que j’en serais très heureux. Quelque temps après, il m’appelle. Il pensait monter Othello. Il voulait me proposer ce rôle et me précise que Nicolas Bouchaud serait Iago.
Quelle a été votre réaction ? Parce qu’Othello, ce n’est pas rien dans sa signification.
Le fait que l’on accepte un rôle, comme le fait que cela fasse écho en nous ou pas, dépend du contexte. Il se trouve que là, il y en avait deux. Chacun coïncidait avec mon arrivée en France. Le premier était Jean-François Sivadier. Sa Vie de Galilée fut un des tous premiers spectacles que j’ai vus en arrivant. Un choc. Le second est qu’à cette même époque, j’ai lu pour la première fois ce texte. Cela m’a intéressé de replonger, vingt ans après, sur cet Adama-là qui arrivait en France. Et quel meilleur rôle que celui d’Othello pour questionner son rapport à un pays où l’on n’est pas né, où l’on doit s’affirmer, où l’on doit être soi-même ? J’aime aller vers des projets complexes et difficiles. La facilité aurait été de me dire que c’est une pièce problématique et que j’ai autre chose à faire, que l’on me propose d’autres rôles où la question de la couleur de peau n’est pas du tout une question. Non, j’ai trouvé que cela valait le coup de me coltiner ce sujet-là, avec Jean-François, avec cette troupe.
Avec ses scarifications, ses longs cheveux crépus, L’Othello de Sivadier est un personnage qui retrouve ses origines et son passé…
Ce qui est passionnant dans notre métier, c’est de pouvoir ramener tous ces grands personnages, ces grandes œuvres, à nous-même. C’est mon histoire personnelle. J’avais envie que cet Othello porte fièrement ses cheveux, ses marques. C’est un homme qui n’a pas de problème avec ce qu’il est et d’où il vient. Son problème est que la société dans laquelle il vit ne veut pas de lui. Il y a une notion qui est celle de l’intégration. Cette notion complexe qui impliquerait que pour faire partie de nous, tu dois oublier quelque chose de toi. Je trouvais aussi intéressant qu’il soit un Othello un peu plus insolent. Qui dit fièrement avoir traversé le monde, la mort, l’esclavage pour être là où il en est. Il ne doit aucun compte à personne. Il l’exprime dès le début : « Je tiens ma vie et mon être d’hommes de lignée royale et mes mérites peuvent d’égal à égal prétendre à une fortune aussi élevée que celle que j’ai acquise… » Une manière de dire : je ne rougis, je ne baisse les yeux devant personne ici. Même pas devant le Doge ! Je trouvais cela intéressant que cet Othello d’aujourd’hui, qui correspond à cet Adama de 2023, dise qu’il n’a pas de problème.
Et qui continue à parler sa langue maternelle…
Quand Jean-François m’a parlé de la question de la langue. Je lui ai répondu que je trouvais que c’était une bonne idée, mais que je ne voulais pas que cela soit utilisé de manière exotique. Il fallait qu’elle ait un vrai impact. C’est pour cela qu’elle est quasi réservée qu’à Desdémone. Cela raconte ce qu’ils partagent dans leur intimité.
Justement, un mariage mixte est nourri par ce mélange entre deux cultures. C’est d’ailleurs très joliment traité. Comment avez-vous travaillé cela ?
Deux êtres qui se découvrent, se voient, se comprennent, se sentent, c’est au-delà de la couleur de peau, de la langue. Ce n’est pas un frein ! Au contraire, c’est une richesse. Comment cet homme qui est né sur les terres africaines, on suppose la Mauritanie, qui a traversé le monde et la violence, a pu émouvoir une jeune aristocrate qui a priori n’a rien à voir avec son univers ? Ils se reconnaissent dans leur besoin de vivre autre chose. Elle en tant que femme. Tous les deux ont un mépris de la destinée et veulent autre chose. Alors, pourquoi ne pas vivre ensemble ? C’est magnifique. Quant au langage, c’est la possibilité de partager quelque chose qui nous est très intime, qui raconte d’où l’on vient. C’est accepter l’autre profondément, dans sa complexité et dans sa richesse. Lui, il a déjà fait une partie du chemin. Il a appris les codes du monde de Desdémone. C’est donc à son tour de rencontrer, par sa langue et sa culture, le pays d’où il vient. C’est une manière de l’aimer aussi.
Ce qui m’a impressionné, c’est que lorsque le Maure de Venise arrive, on est loin de l’image du grand chef, on songe à ces enfants soldats, à ces mercenaires…
Ce qui est sûr, c’est qu’il a été au contact de la violence assez tôt. Il dit au tout début : « Depuis que mes bras eurent leurs forces de sept ans jusqu’à ces neuf derniers mois, ils ont déployé leurs plus précieuses actions dans des camps militaires ». Othello a toujours baigné dans un univers de violence. C’est Desdémone qui lui ouvre les portes d’un monde qu’il n’aurait jamais imaginé pour lui-même. C’est en ça que je trouve cette tragédie terrible. Le bonheur potentiel de ces deux êtres, qui défie le monde qui les entoure, est mis à mal. Parce que lorsque tu grandis avec cette idée que tu n’es pas légitime, que tu ne feras jamais partie d’une société, que tu seras toujours l’autre, et qu’enfin, tu aimes quelqu’un et que l’on te dit que cette personne te trompe, c’est alors le monde qui s’écroule.
Et c’est pour ça que le perfide Iago a pu œuvrer ?
C’est presque par accident. En tout cas, c’est ma lecture. Il me semble que la perfidie de Iago vient toucher un endroit insoupçonné d’Othello. Ce n’est pas une question de jalousie, mais une question d’appartenance, de confiance. J’aime la phrase où Othello dit à Desdémone : « Que le ciel prenne mon âme, si je ne t’aime pas et quand je ne t’aimerai plus, ce sera le retour du chaos ». Avant Desdémone, c’est le chaos. Après Desdémone, c’est le chaos. Et que cette personne-là, qu’il chérit, puisse potentiellement être comme les millions d’autres qu’il a croisés dans sa vie, ceux qui n’ont jamais voulu de lui, cette idée lui est insupportable. À partir de là, c’est foutu !
En vous regardant sur scène avec Nicolas Bouchaud, on sent un plaisir de jouer ces deux grands personnages…
Je ne vais pas parler à sa place, mais je pense que Nicolas a eu plus de plaisir à travailler Iago que moi Othello. Encore aujourd’hui, il y a plein d’Othello. C’était pour moi un combat. Je ne suis pas tout à fait à l’endroit du plaisir. Je reconnais que l’acteur que je suis à la chance d’avoir à interpréter un grand personnage shakespearien. Mais il se trouve qu’il est complexe, qu’il remet en question un système qui existe encore aujourd’hui. Tout ça passe par le travail, qui permet la construction du personnage. Celle-ci se fait en plusieurs étapes qui ne sont pas simples. Nicolas est un comédien extraordinaire. Son Iago est terrible. Il ne dit pas tout de suite : attention, vous allez voir, je suis très méchant. Au début, Iago a l’air presque nul. On a le sentiment qu’il ne sait même pas ce qu’il fait. Or tout cela n’a pour but que de fomenter sa trahison, pour installer ce chaos qui va engendrer tous ces morts. C’est terrifiant.
Certains pensent que la pièce aurait dû s’appeler Iago…
Non, je ne crois pas. Le sujet qui est au centre des réflexions, c’est Othello. Il n’y a pas d’Othello, il n’y a pas de pièce. C’est mon interprétation. Il y a dans l’œuvre de Shakespeare un personnage extraordinaire, Richard III, qui possède un côté Iago : Je ne suis pas bien alors il faut que je me venge sur le monde.
Avant d’arriver à l’Odéon, vous avez joué dans de nombreuses villes de province, quelles ont été les réactions du public et surtout de la jeune génération ?
J’ai la sensation que le public a été globalement enthousiaste. J’ai été particulièrement surpris par la réaction très vivace des lycéens. Ils avaient beaucoup d’interrogations et de questionnements, par rapport à ce que draine la pièce : le racisme, la misogynie, le patriarcat, les féminicides. Cette génération porte, sur ces sujets, un autre regard que la nôtre, par exemple. Je trouve que ces lycéens arrivaient à discerner la complexité du personnage. Othello est impardonnable pour avoir commis un féminicide, mais on peut comprendre son parcours et ce qu’il a traversé. À l’inverse, des jeunes, entre vingt et vingt-cinq ans, ont trouvé cela inadmissible de voir ça aujourd’hui sur scène. Parce que trop violent, mais surtout parce qu’ils trouvaient qu’il y a trop de rôles masculins et pas assez de féminins. On a dû rappeler que c’est un Shakespeare ! Je trouve ces débats passionnants !
Cela illustre bien, qu’en 2023, les pièces de Shakespeare, comme celle de Molière, peuvent encore nous parvenir…
C’est même ça qui est fascinant. Il y une relecture quasi infinie.
Propos recueillis par Marie-Céline Nivière
Othello de William Shakespeare.
Odéon – Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon
75006 Paris.
Du 18 mars au 22 avril 2023.
Du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h.
Durée 3h20, avec entracte.
Traduction de Jean-Michel Déprats.mise en scène de Jean-François Sivadier.
Collaboration artistique de Nicolas Bouchaud et Véronique Timsit.
Avec Cyril Bothorel, Nicolas Bouchaud, Stephen Butel, Adama Diop, Gulliver Hecq, Jisca Kalvanda et Émilie Lehuraux.
Avec la participation de Christian Tirole et Julien Le Moal.
Scénographie de Jean-François Sivadier, Christian Tirole et Virginie Gervaise.
Lumière de Philippe Berthomé et Jean-Jacques Beaudouin.
son d’Ève-Anne Joalland.
Costumes de Virginie Gervaise.