Clytemnestre bafouée se transformant en louve dans l’Orestie totalement revisitée par Gurshad Shaheman et mise en scène par le duo Catherine Marnas-Nuno Cardoso pour la saison France-Portugal 2022, Teresa Coutinho est une artiste plurielle qui irradie d’une intensité rare les scènes européennes. Actuellement au Préau de Vire, elle fait des étincelles. Coup de foudre garanti !
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Quel est votre premier souvenir d’art vivant ?
J’étais très jeune. C’était un spectacle de marionnettes fait par un homme à l’époque très connu à Porto. Il s’appelait João Paulo Seara Cardoso. C’est lui qui a fondé le Théâtre de Marionnettes de la ville. Ce spectacle avait été créé pour un public très jeune à partir de l’histoire de Winnie l’ourson. J’ai été bouleversée par le fait que l’on puisse voir les mains des comédiens manipulant les marionnettes. Je me demandais à quels corps elles appartenaient, qui était derrière ce rideau noir, et pourquoi ils n’avaient pas voulu les cacher. Quelque chose en moi me disait qu’ils auraient pu les rendre invisibles, mais qu’ils en avaient décidé autrement. Et c’est à propos de ce détail, qui était géant pour moi, que j’ai posé des dizaines de questions à ma mère après. « Pourquoi on voyait leurs mains ? Qu’est-ce que ça veut dire ? » Je me disais qu’en fait, ils voulaient justement que je me pose cette question. Je sentais pour la première fois la manipulation comme spectatrice.
Quel a été le déclencheur qui vous a donné envie d’embrasser une carrière dans le secteur de l’art vivant ?
Petite fille, j’inventais des petites histoires et j’aimais surprendre ma mère ou ma grand-mère en inventant des petits mensonges sur des choses incroyables que j’aurais pu faire à l’école. J’imaginais toujours un scénario improbable : ce qu’il m’intéressait d’inventer, c’était tout ce qui était hors normes. Je disais : « Aujourd’hui, je ne suis pas allée au cours de mathématiques, je suis restée dans la cour pour chanter 4 Non Blondes », un groupe pop que j’adorais à sept, huit ans, et ma mère me croyait pendant un moment. Ces petites mises en scène m’ont fait comprendre que l’on pouvait créer des alternatives à la réalité. Il était donc tout à fait envisageable qu’un jour, je devienne chanteuse, comédienne, rebelle. Jouer à faire semblant était le début de la mise en scène et du théâtre pour moi.
Qu’est-ce qui a fait que vous avez choisi d’être comédienne et metteuse en scène ?
J’ai fréquenté l’école française à Porto et j’ai eu la chance d’avoir une extraordinaire professeure de théâtre. J’avais huit, neuf ans. Plus tard, à quinze ans, j’ai créé une troupe de théâtre amateur avec quelques amis. Chacun avait un rôle attitré. L’une faisait de la mise en scène, l’autre, la scénographie, une troisième, les costumes. Moi, j’étais comédienne. On voulait créer une « vraie compagnie », ne sachant pas que dans ces cas-là, tout le monde peut faire tout faire, pour une troupe qui débute avec peu de moyens. On était naïves.
Le premier spectacle auquel vous avez participé et quel souvenir en retenez-vous ?
C’est L’Ours de Tchekhov, au sein de cette compagnie de théâtre amateur. Ça a été la seule fois que ma grand-mère, qu a eu une influence centrale dans ma vie, m’a vue sur scène. J’avais quinze ans. On présentait le spectacle dans une petite salle de la paroisse à côté de là où nous habitions. L’endroit était rempli par nos familles et nos amis. À la fin, ma grand-mère s’est approchée de la scène et m’a donné un bouquet de fleurs en me disant : « Je suis fière ». Cet instant a été énorme, non seulement pour ce qu’il voulait dire sur le moment, mais aussi parce que c’est l’un des derniers souvenirs que j’ai d’elle. Depuis, j’ai beaucoup fantasmé ce moment. Aujourd’hui, il est devenu, je crois, un film réalisé plusieurs fois dans ma mémoire, avec la plus belle lumière et les plus beaux costumes. Cet instant sans cesse revisité, j’ai fini par l’intégrer dans mon spectacle Solo.
Votre plus grand coup de cœur scénique ?
J’en ai plusieurs. Je suis obsédée par les arts vivants, mais aussi par la littérature et les arts visuels. Tout se mélange dans mon imaginaire et crée un cabinet de curiosités qui m’aide à survivre. J’ai des obsessions pour certains artistes que je n’ai jamais pu connaître, comme Chiara Fumai ou la metteuse en scène portugaise Lúcia Sigalho. J’essaie de voir et revoir tout ce que je peux sur ces deux femmes incroyables. J’apprécie énormément leur travail très politique et poétique pour l’époque. Dans cette même veine, cette même volonté de création, j’inscrirais le travail de Caroline Guiela Nguyen ou de la chorégraphe portugaise Marlene Monteiro Freitas. J’ai aussi beaucoup aimé Et si elles étaient allées à Moscou de Christiane Jatahy, Quartett des Tg Stan et de la compagnie Rosas, Sopro de Tiago Rodrigues. Et plus récemment, j’ai été très émue par Falaise de Baro d’Evel, par l’œuvre d’une jeune portugaise, Massa Mãe, et par la dernière création de Sara Inês Gigante.
Quelles sont vos plus belles rencontres ?
J’ai des rencontres réelles et celles qui se font par la lecture ou à travers les spectacles que je vois en tant que spectatrice. Tiago Rodrigues est quelqu’un de très important pour moi, il m’a beaucoup appris. Nous avons travaillé ensemble au Théâtre national pendant plusieurs années. j’ai même été son assistante sur deux créations. Il est d’une immense humanité, même quand la pression se fait grande, ce qui n’est pas rare chez lui. Jatahy a été aussi une rencontre bouleversante. Ensemble nous avons fait l’École des maîtres, un projet de formation théâtrale avancée initié par Franco Quadri en 1990. Mon rapport au théâtre a beaucoup changé après cette période. Pouvoir diriger quelqu’un comme Tânia Alves, une extraordinaire comédienne portugaise, est aussi une expérience incroyable qui tous les jours m’enseigne la beauté du geste, l’importance de la relation entre les artistes. Tout cela me nourrit au quotidien.
En quoi votre métier est essentiel à votre équilibre ?
Entièrement. C’est une urgence que j’ai du mal, encore, à calmer. Je peux m’imposer des vacances, je peux m’obliger à m’investir sur d’autres aspects du bien-être, mais la tête insiste: « vois ça », « lis ça », « cherche », « vois, vois, vois ». Je suis profondément heureuse en travaillant, même si je sais aujourd’hui, plus qu’il y a quelques années, que s’arrêter est essentiel. Mais j’aime trop les gens, j’aime trop l’échange.
Qu’est-ce qui vous inspire ?
Les gens, justement. Nos singularités infinies et nos ressemblances indéniables. Notre capacité à rêver. Cette chose extraordinaire que seuls les êtres humains font : désirer quelque chose sans même l’avoir vu ou vécu, et vouloir absolument l’atteindre. Comme le dit Brel dans sa chanson La Quête : « Rêver un impossible rêve »… Cela m’inspire.
De quel ordre est votre rapport à la scène ?
La metteuse en scène, la comédienne et la dramaturge pensent à la scène ensemble, pendant les répétitions, tout le temps. Mais seul une des trois — ou alors les trois, dans le cas de Solo, que j’ai mis en scène, écrit et interprété — avance sur scène.
À quel endroit de votre chair, de votre corps, situez-vous votre désir de faire votre métier ?
Dans le cœur. La réponse est évidente. L’estomac serait une réponse tout aussi vraie.
Avec quels autres artistes aimeriez-vous travailler ?
J’adorerai brouiller la frontière entre vie et mort et travailler avec Samuel Beckett, Pina Bausch, Chiara Fumai, Agnès Varda ou Heiner Müller. Là, j’aimerais imaginer un projet avec Kae Tempest, si je pouvais. Et au cinéma, Avec Almodóvar ou Lucrecia Martel.
À quel projet fou aimeriez-vous participer ?
Ce n’est pas un projet très fou, mais j’ai le rêve de créer une école qui serait aussi un espace de répétition, de résidence et de représentation. Un endroit où l’enseignement artistique vécu par l’étudiant serait strictement lié à la cohabitation avec les artistes qui y travaillent déjà, pour lui permettre une compréhension plus profonde de la réalité du travail, de ses temps, de sa profondeur.
Si votre vie était une œuvre, quelle serait-elle ?
Pour répondre… il me fallait croire à une idée de vie ou de parcours très concrète. La vie, ce sont les faits ou nos rêves ? Notre monde intérieur, indicible, ou les choses que l’on choisit de défendre publiquement ou dans notre travail ? Tout ça et tout le reste. J’ai fait mon solo en 2022 pour cette raison, le besoin d’évoquer des sujets de ma vie sur scène. Bien sûr que le mensonge est là, comme toujours au théâtre, mais le spectacle garde une dimension autobiographique très forte. Et même si aujourd’hui, un an après, je ferais un tout autre Solo, je suis sûre que l’amour et la liberté continuent d’être les grands sujets. Ma vie pourrait se résumer peut être avec cette phrase de Nietzsche qui m’accompagne depuis longtemps : « Tout grand amour ne veut pas l’amour. Il veut d’avantage. »
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Pour que les vents se lèvent, une Orestie de Gurshad Shaheman
Création en octobre 2022 dans le cadre du Festival international des arts de Bordeaux Métropole
TnBA
Salle Vitez
Place Renaudel
33032 Bordeaux Cedex
Tournée
les 4 et 5 avril 2023 au Préau, Centre dramatique national de Vire