Au Centquatre-Paris, le festival printanier Séquence Danse ouvre ses portes sur des auspices prometteurs. Mettant à l’honneur la jeune garde de la danse contemporaine avec Leïla Ka et la troupe du Inbal Dance Theater, mise en scène par Emanuel Gat, l’événement parisien fait carton plein.
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Ça grouille de monde dans les allées du Centquatre en ce premier week-end de festivités. Il faut dire que le programme est alléchant et particulièrement éclectique. En Amuse-bouche, à 19 heures, Nina Traub invite, avec Faintings, à une immersion dans les teintes vertes d’une forêt, de trois corps en tension entre mouvement et repos. Puis, à 20 heures, Leïla Ka, lauréate en 2022 du Concours Danse élargie, organisé par le Théâtre de la Ville, et du prix révélation du Syndicat professionnel de la Critique de Théâtre, de Musique et de Danse, présente dix minutes de sa future création, Bouffées, et revisite pour cinq interprètes un de ses premiers solos, C’est toi qu’on adore. Enfin, s’appuyant sur la bande enregistrée d’un concert qu’a donné en 1969, Nina Simone au Philharmonic Hall de New York, où elle chante notamment Suzanne de Léonard Cohen, Emanuel Gat imagine une pièce pour huit jeunes danseuses et danseurs de l’Inbal Dance Theatrer.
La danse comme un uppercut féminin et féministe
Déjà, l’an passé, Leïka Ka avait fait sensation en présentant, lors de l’édition précédente du festival organisée par l’institution parisienne dirigée par José-Manuel Gonçalvès, deux solos Poder Se et Se Faire la Belle. Son écriture à la fois nerveuse et minimaliste, qui conjugue sens du mouvement et présence tellurique, était déjà très affirmée. Poursuivant son exploration intime du féminin et du féminisme, elle invite cette fois, quatre autres danseuses à la rejoindre au plateau. Lumière tombant des cintres, robes à fleurs très Laura Ingalls, les cinq artistes font face au public. Immobiles tout d’abord, puis s’animant au ralenti, l’une après l’autre, essuie une larme sèche d’un poing rageur, se prend la tête dans les mains, frappe son torse, yeux baissés, regard implorant. Le rythme d’accélère. Pleureuses des temps modernes dont le souffle de plus en plus court, de plus en plus ahanant, sert de bande son et de cadence, à leurs mouvements parfois synchrones, mais le plus souvent décalés, de plus en plus rapides, elles nous invitent à partager leur drame, à en imaginer les causes. Combattantes, elles refusent de céder aux injonctions de leur sexe et se libèrent peu à peu de la chape de plomb que la société fait peser sur elles.
Entre les deux pièces courtes, à peine cinq minutes de pause. Le silence a cédé la place à la Sarabande de Haendel, rendue célèbre par le film de Stanley Kubrick, Barry Lindon. Le son des cordes rappelant quelques marches funèbres, quelques requiems, impose aux cinq danseuses, cette fois vêtues d’une tenue neutre, beige, son solennel tempo. S’inspirant de la gestuelle des arts martiaux, Leïla Ka poursuit son exploration de la danse de combat. Soldates du présent, les artistes, ancrées dans le sol, prêtes à en démordre, fendent l’air de leurs bras tranchant comme des épées, se jettent à terre, se relèvent aussi vite. Irriguées de la même fougue, de la même verve, Bouffées et C’est toi qu’on adore semblent par moment entrer en résonnance. Certains verront dans la grammaire de la jeune chorégraphe, un je-ne-sais-quoi rappelant le travail de Karine Saporta, d’autre, un vent frais, mais très maîtrisé qui souffle sur la danse contemporaine. Une chose est sûre, Leïla Ka en a sous le pied. Toutefois, si son geste séduit, sa langue hypnotise, on a hâte de voir comment son style très ramassé, très itératif, se déploie sur une pièce longue et d’envergure.
Gat en terre mélancolique
Pas le temps de se poser, dans la Nef du Centquatre, les huit danseuses et danseurs de l’Inbal Dance Theater s’impatientent en coulisses. Il est temps pour eux d’investir la scène. Dans un silence assourdissant, l’un après l’autre, faisant fi du genre – garçons en robe ou en jupe, filles en bermuda – , habite le plateau. Jetés de jambes ici, bras tendus là, mouvements fondus enchaînés, diagonales, roulades, l’écriture d’Emanuel Gat, s’appuyant sur la technicité et les corps de ses interprètes, délie sa grammaire, conjugue avec une incroyable ingéniosité précision du néoclassique et énergie viscérale du contemporain.
Après la Tosca de Puccini, la musique pop de Tears for fears, c’est au répertoire de Nina Simone que le chorégraphe d’origine israélienne, basé à Marseille, s’attaque. Voix grave, singulière d’outre-tombe, doigts qui parcourent légers, puissants, les touches du piano, la diva américaine habite l’espace, impulse dans un premier temps mélancolie et tristesse à chaque note, avant de faire entendre un son plus jazzy et d’emporter sur les envolées folk du Suzanne de Léonard Cohen la jeune troupe israélienne. Le temps est suspendu, parfois un brin trop étiré, mais le style Gat, très ciselé, magnifié par les lumières, qu’il signe comme toujours, fait le show. Les tableaux qui s’enchaînent sont hypnotisant, les jeunes interprètes impeccables. Rien à dire donc. Peut-être un regret, cela parait trop beau pour être vrai et totalement emporter sur les flows swing et blues d’une bande son légendaire.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Festival Séquence Danse
Centquatre-Paris
5 rue Curial
75019 Paris
Bouffées et C’est toi qu’on adore de Leïla Ka
avec Leïla Ka, Jane Fournier Dumet, Zoé Lakhnati, Aïda ben Hassine, Océane Crouzier
Suzanne d’Emanuel Gat
avec Noam Deutsch, Eshed Weissman, Yehonatan Sa’al, Itai Meir, Roni Faigler, Romi Cohen, Celia Mari’, Yaniv Oirech
musique – extraits du concert de Nina Simone au Philharmonic Hall de New York en 1969
répétitions – Tamar Barlev
costumes d’Omri Albo
régie technique – Ilan Shalom
technicien lumière – Rotem Elroy
directeur général et artistique – Eldad Grupy