Adeline Rosenstein ©Bea Borgers

Adeline Rosenstein, le moins raté possible 

Après avoir présenté l'intégrale de Laboratoire Poison au T2G et au théâtre de Vidy-Lausanne, Adeline Rosenstein revient sur ce projet ample de théâtre documentaire en constant questionnement.

Adeline Rosenstein ©Bea Borgers

Après avoir présenté une intégrale de Laboratoire Poison au T2G et au Théâtre Vidy-Lausanne, Adeline Rosenstein revient sur ce projet ample de théâtre documentaire en constant questionnement.

©Bea Borgers

Construit en plusieurs blocs depuis 2017, présenté en intégrale plus tôt ce mois-ci à Gennevilliers et Lausanne, Laboratoire-Poison poursuit les fils de pensée que son autrice et metteuse en scène déroulait avec un certain retentissement en 2015 dans Décris-Ravage. Comment mettre en scène les luttes, en sachant combien tout geste de représentation peut manipuler, trahir ou idéaliser les figures qui s’y débattent ? Ample, dense et ludique, tressé de réflexions autant formelles qu’historiographiques, cette essai théâtral semble ne jamais trouver de relâche dans sa tentative de répondre à cette interrogation. Au téléphone, entre la France et la Suisse, l’autrice et metteuse en scène de nationalité allemande raconte sa méthode et décrit le terrain intime d’où naissent ses fresques transnationales.

Laboratoire Poison, Adeline Rosenstein ©Vincent Arbelet
Laboratoire Poison ©Vincent Arbelet
Laboratoire Poison est le fruit de réflexions qui vous ont accompagnée depuis très tôt dans votre chemin de vie : jeune, vous baigniez dans des milieux alternatifs et militants à Genève, puis vous avez étudié à Jérusalem et à Berlin… 

Adeline Rosenstein : La grande catastrophe, ça a été mon voyage à Jérusalem en 1992, en tant qu’« artiste politisée » qui voulait changer le monde. La claque a été bénéfique, mais rude. Je n’ai pas fini de la digérer. Les deux ans et demi passés là-bas, en plein dans les accords d’Oslo, que l’on dénonçait déjà comme des accords d’apartheid, ont été décisifs. C’est là que j’ai senti la limite, l’impossibilité du théâtre militant — même si je continue à beaucoup apprécier les expériences de théâtre amateur, populaire et engagé partout où je voyage, et d’y trouver plus d’intérêt que dans le théâtre institué. Je détestais la mise en scène lorsque je suis arrivée à Berlin et j’ai fini par l’étudier. Je souhaitais aux comédiens de ne jamais en avoir besoin. Mais tout d’un coup, l’école m’a permis d’exprimer certaines choses, même si le rapport est resté conflictuel. Entre Berlin et Bruxelles, j’ai vécu trois ans à Buenos Aires. À l’époque, je connaissais le théâtre documentaire, puisque je l’avais étudié en Allemagne. Mais je n’ai pas compris tout de suite que ce que je faisais en Argentine, c’est-à-dire soutenir un groupe de piqueteros [bloqueurs de route, ndlr.] avec des vidéos et des petites performances, était du théâtre documentaire. À l’époque, je gagnais des sous en travaillant à Bruxelles un ou deux mois par an avec le sociologue Jean-Michel Chaumont, qui m’avait invitée à transformer sa recherche en pièce de théâtre… La possibilité de faire des choses comme Laboratoire Poison, sur des grands plateaux, en étant rémunérés, est venue très tard dans ma vie. 

Laboratoire Poison, Adeline Rosenstein ©Vincent Arbelet
Laboratoire Poison ©Vincent Arbelet
Comment est née la pièce ?

Adeline Rosenstein : Laboratoire Poison est né de la limite que j’avais rencontrée en faisant Décris-Ravage. Cette pièce était une fresque historique entremêlant les regards d’artistes européens-occidentaux sur la Palestine depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’aux années 2000. Je racontais des épisodes violents de cette histoire-là, sans brutalité et en respectant une certaine chronologie. Je mélangeais, sur ces mêmes événements, les points de vue de témoins et d’historiens et des « chantiers de traduction » autour de citations de théâtre de langue arabe — il n’existe que peu de pièces sur la Palestine en français, sans doute par crainte de dire le mot « juif ». Les enjeux de la traduction à eux seuls contenaient tellement d’enjeux politiques et historiques qu’on a commencé à travailler autour de ça. Je pensais que nous irions jusqu’aux années 2000. Nous nous sommes arrêtés en 1949, au moment de parler des déchirures dans le camp palestinien, car j’ai compris que je n’étais pas outillée pour le faire. Surtout, la situation de guerre permanente, grave et toujours défavorable aux Palestiniens, m’empêchait de m’avancer sur le terrain des trahisons et sur la pluralité des expériences de la résistance palestinienne. Puis j’ai découvert des documents recueillis par Jean-Michel Chaumont dans son ouvrage Survivre à tout prix ? Essai sur l’honneur, la résistance et le salut de nos âmes [éd. La Découverte, 2017]. Il y détaille la façon dont les Partisans armés belges ont dû rendre des comptes sur leur conduite en détention au retour des camps. Je me suis dit qu’il y avait là une porte d’entrée, un moyen d’aborder le problème de l’organisation de la résistance, en particulier armée, mais à travers un autre langage, et en s’appuyant sur ces rapports confidentiels. Et aussitôt est venue une question : était-il intéressant d’analyser, sous ce prisme, les guerres de libération et les résistances anticoloniales dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ?

Laboratoire Poison, Adeline Rosenstein ©Vincent Arbelet
Laboratoire Poison ©Vincent Arbelet
De là, quelle a été votre méthode ?

Adeline Rosenstein : Il fallait naviguer les situations coloniales en sachant le rôle que le théâtre peut jouer dans l’imposition d’une culture, d’une langue, et en connaissant sa capacité à faire ânonner les populations dites indigènes. Le théâtre charrie par ailleurs énormément de clichés révoltants, que ce soit sur les questions de genre ou à l’endroit des préjugés raciaux. Il porte en lui le potentiel de la subversion, mais aussi celui du réactionnisme bourgeois. Il fallait confronter cet héritage-là. J’ai été rejointe par des personnes qui cherchaient un langage, une écriture, une dramaturgie et se retrouvaient autour d’une volonté de décoloniser le théâtre qu’ils avaient appris à l’école. Le travail s’est fait en plusieurs étapes, qui correspondaient à plusieurs sources. Il y a eu d’abord la recherche de documents, à partir desquels on a essayé de construire des scènes. Après, on a invité des historiennes et historiens qui nous ont rendus attentifs à d’autres documents qu’ils avaient déjà travaillé, ainsi qu’aux images mentales qu’on pouvait déconstruire. Parfois, on a pu inviter des témoins ou des proches de témoins lorsqu’il n’y avait plus de survivants. Entre ces rencontres, il y a toujours une session de travail entre nous, où nous examinons nos propres attentes, sur le sens de ce que nous sommes en train de construire. On trouvait important de partager cela avec le public.

Dans ce questionnement, qu’est-ce qui fait qu’à un moment, vous parvenez à vous arrêter, à figer une forme ? 

Adeline Rosenstein : Certaines scènes prennent beaucoup plus de temps que d’autres. Dans ce que l’on raconte, il y a des choses que l’on ignore parce qu’on ne veut pas les voir, même si elles nous concernent. Et puis il y a des choses dont on a déclaré qu’elles ne nous concernaient pas, alors le chemin pour s’en approcher est encore plus long. On risque alors de vouloir faire des raccourcis en disant : « ça nous ressemble », pour s’en sentir proches : c’est une erreur. On ne trouve pas tout d’un coup, comme une perle, la scène réussie. Ce que l’on peut obtenir en travaillant, c’est une scène ni ratée, ni offensante, ni trop compliquée, ni trop séduisante, etc. Nous avons des priorités : parler de faits vérifiés, ne pas déposséder les personnes de leur histoire mais les faire participer à la fabrication du récit, que quelqu’un qui n’est pas habitué au théâtre et qui n’écoute pas France Culture comprenne ce qu’on est en train de raconter, et que ça ne soit pas trop long. À partir de là, ce que l’on montre, c’est le moins raté possible. Ce n’est jamais vraiment arrêté. Il se peut qu’un spectateur nous dise « là, vous vous êtes trompés », alors le lendemain, à 16h, on fait un raccord et on change. La forme que l’on propose doit rester assez claire et démontable pour que ces petites ou grosses relectures puissent fonctionner. Lorsqu’on rajoute une nuance, ça peut être la goutte de trop, celle qui fait juste dire : « c’est compliqué ».

Laboratoire Poison, Adeline Rosenstein ©Vincent Arbelet
Laboratoire Poison ©Vincent Arbelet
Vous instaurez une distance critique, mais sans tomber dans l’ironie : cette ligne de crête est-elle difficile à négocier ? 

Adeline Rosenstein : On ne sait jamais si on y arrive. On le thématise, dans la pièce, comme étant un vrai problème. On s’est aperçus, au gré de nos rencontres, que notre langage reflétait notre culture, notre rigueur, et que certaines choses pouvaient paraître offensantes dans certains contextes. Par exemple, des militantes, en Guinée-Bissau comme en Algérie, lorsqu’elles nous ont vu reconstituer certaines situations, nous ont demandé de nous lever plutôt que d’être assis par terre, et nous ont dit de pousser le volume si l’on chantait trop bas. On leur donne l’impression d’une forme de froideur, de retenue vis-à-vis de la révolte. Alors que nous, de notre côté, on cherche à échapper au conformisme de l’exaltation révolutionnaire, qui peut être une chose assez dégoûtante au théâtre : rien de tel que de singer des émeutes avec trop d’effets pour se rappeler qu’on est bien à l’abri dans un théâtre. Concrètement, quand ça brûle dans Paris, on est dans la rue. Puis on vote pour décider si l’on joue ou si l’on fait grève. Et si l’on choisit de jouer, on organise une action dans le spectacle, que ce soit une banderole ou le reversement d’une partie des sous engendrés à une caisse de grève, par exemple. On essaie ainsi de penser la représentation comme un outil d’action localisé pour tous les pays où l’on joue, en France comme en Palestine. Dans tous les cas on veut utiliser la possibilité de jouer pour réfléchir collectivement : réfléchir aux risques à prendre ou pas, se prémunir contre certains échecs, se débarrasser de l’illusion. Pour citer Mahmoud Darwish de mémoire, « [nous voyageons] jusqu’à un monde dans lequel ce ne sont pas les Mille et Une Nuits qui nous captivent mais mille et une défaites. Ces dernières n’ont pas anéanti en nous l’espoir mais seulement l’illusion ».

Propos recueillis par Samuel Gleyze-Esteban

Laboratoire Poison d’Adeline Rosenstein
T2G – Théâtre de Gennevilliers
41 avenue des Grésillons
92230 Gennevilliers

Durée 3h45 entracte inclus

Conception, écriture et mise en scène : Adeline Rosenstein 
Assistante à l’écriture, dramaturgie, mise en scène : Marie Devroux 
Composition sonore : Andrea Neumann, Brice Agnès
Espace, costumes : Yvonne Harder
Lumière : Arié Van Egmond assisté de Benoît Serneels
Direction technique : Jean-François Philips, Raphaël Noël
Régie lumière : Benoît Serneels Documentation : Saphia Arezki, Ady Batista
Regards historiques : Jean-Michel Chaumont (Poison 1), Denis Leroux (Poison 2), Jean Omasombo Tshonda (Poison 3), Angela Coutinho (Antipoison) 
Illustrations : Marie Alié
Avec Aminata Abdoulaye Hama, Marie Alié, Ady Batista, Habib Ben Tanfous, Marie Devroux, Salim Djaferi, Thomas Durcudoy, Rémi Faure El Bekkari, Titouan Quittot, Adeline Rosenstein, Talu, Christiana Tabaro en alternance avec Jérémie Zagba et Michael Disanka 

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