Au Théâtre de l’Odéon, Tiphaine Raffier s’apprête à transposer à la scène Némésis, le roman de Philip Roth. Un saut dans l’inédit, à plus d’un titre, pour une metteuse en scène devenue incontournable qui ne renie pas son goût du risque.
© Pierre Martin
Avec Némésis, Tiphaine Raffier s’attelle pour la première fois à l’exercice de l’adaptation, puisant dans le roman éponyme de l’américain Philip Roth, publié en 2010, sa matière fictionnelle. Le défi est inédit : cette autrice de théâtre, jusqu’alors, a signé tous ses textes de sa seule main. Et d’autres parti-pris viennent compliquer davantage l’entreprise. Au téléphone, Raffier a la réponse attentive et droite, mais sa pensée avance sans se charger de certitudes, se questionne volontiers. Très vite, elle laisse glisser que le travail sur cette nouvelle pièce n’aura pas été de tout repos, moins encore que d’habitude. L’occasion n’est pas des moindres : cette première création pour l’Odéon a quelque chose d’une confirmation pour cette artiste pas tout à fait quarantenaire, émergée des bancs de l’École du Nord en 2009 et qui fut, en tant que comédienne, la fidèle acolyte de Julien Gosselin. Pendant ce temps, trois pièces du répertoire de sa compagnie La femme coupée en deux poursuivent leur tournée : La Chanson (Reboot), France-Fantôme et La réponse des Hommes. Ce moment de foisonnement nous donne l’occasion d’évoquer avec elle sa nouvelle fresque américaine, les questions que soulève son théâtre, son regard sur la société contemporaine et sur celle qui vient.
Qu’est-ce qui a fait que vous vous soyez attachée au roman de Philip Roth ? Comment avez-vous abordé l’adaptation ?
Tiphaine Raffier : L’envie de mettre en scène Némésis m’est venue en lisant la troisième partie du roman. Le personnage de Bucky Cantor m’a bouleversée. J’y ai vu un caractère à la Alceste, et en même temps, une chose que je n’avais jamais vue au théâtre : un être dont le sens des responsabilités et du devoir est tellement exacerbé qu’il l’amène à faire des choix presque immoraux, ou du moins à risquer de gâcher sa vie et celle de son amoureuse. Ça m’a troublée. Le fait que le roman parle d’un autre phénomène épidémique, à une autre époque, sur un autre continent, m’a également donné du souffle au sortir de la pandémie. Ce miroir m’a plu. À un moment où je me sentais un peu asséchée, le compagnonnage de Philip Roth m’a donné la force de me remettre à l’établi.
C’est la première fois que vous adaptez un roman…
Tiphaine Raffier : C’est le projet des premières fois : première création pour l’Odéon, première adaptation de roman, première fois que je travaille avec des enfants. Il y a plein de nouvelles contraintes, qui sont presque des contraintes opératiques, avec à la fois une production qui s’est décidée assez tard et l’urgence, dès lors, de monter quelque chose. J’ai travaillé sur une matière que je ne connaissais pas, celle de la comédie musicale. Des choses compliquées, que je ne savais pas faire, à construire en très peu de temps.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le travail avec les enfants ?
Tiphaine Raffier : Je travaille avec vingt-trois enfants du conservatoire de Saint-Denis, qui ont entre huit et douze ans. On est au travail ensemble. Ça insuffle beaucoup de force à notre équipe et celle de l’Odéon. Némésis parle de la façon dont on éduque les enfants, les jeunes hommes en particulier, et c’est génial de le faire avec vingt-trois dionysiennes du XXIe siècle. La distance qui nous sépare d’eux et de leurs valeurs nous font prendre conscience de l’époque, de sa modernité, d’à quel point l’on progresse. Némésis donne de l’espoir, je crois. Politiquement, c’est peut-être l’œuvre a plus optimiste que j’aie jamais faite.
Comment s’est décidée et construit le volet de la comédie musicale ?
Tiphaine Raffier : Le roman est un tel objet de culture américaine, il parle tellement du continent, dans sa naïveté et dans son imaginaire d’Épinal, que des vers de comédie musicale me sont immédiatement venus à l’oreille. Ça devait prendre la forme d’un objet éminemment américain : le musical new-yorkais. À partir de là, je me suis posé plusieurs questions : qu’est-ce qui fait qu’un personnage se met à chanter dans une comédie musicale ? Comment s’opère le passage de la voix parlée à la voix chantée ? Je me suis interrogée sur cette forme, même si ce n’est pas la seule au plateau — chacune des trois parties du roman prend une forme théâtrale très différente. Sur comment ces formes se répondent et se contredisent, et comment elles font surprise et événement les unes avec les autres.
Vous avez déjà évoqué l’idée de faire un théâtre au premier degré, et de ne pas vouloir prendre les formes à la dérision. Comment abordez-vous, à ce titre, la comédie musicale, un genre qui est à mille lieues de notre théâtre public ?
Tiphaine Raffier : Il y a une ironie, je ne peux pas le nier. Mais je le fais aussi avec une grande admiration. C’est un genre très difficile, peut être le plus difficile. Quand il est réussi, il peut mettre dans un certain état d’ivresse. Et le roman parle de ça aussi, notre capacité à nous oublier pour baigner dans l’ivresse du bonheur. Je suis très admirative des auteurs et compositeurs de comédie musicale. En m’y frottant un tout petit peu, je me rends compte de l’ambition et de la difficulté d’un tel projet, mais il me permet d’interroger l’Amérique et la naïveté d’une époque.
Des références particulières ont-elles nourri ce travail musical ?
Tiphaine Raffier : Beaucoup de comédies musicales m’ont inspirée. Les grands classiques, surtout : le travail de Leonard Bernstein, le répertoire de Julie Andrews, Chicago, Cabaret ou encore les œuvres de Stephen Sondheim, que je ne connaissais pas du tout. Comme il y a eu un retour des comédies musicales en France, j’ai pu voir quelques productions. C’est un genre qui, souvent, revient après les crises. Ne serait-ce que dans Sound of Music, il y a beaucoup à apprendre, au moins sur le formatage, et combien ce formatage est implacable, à quel point tout fonctionne terriblement bien : les échos, la récurrence des thèmes… Ça me fascine. C’est la création au carré : ça peut être très puissant, mais il est très difficile d’y arriver.
À l’époque de la Réponse des hommes, vous parliez d’une « commande d’écriture à vous-même » à partir des œuvres de miséricorde. Ailleurs, vous parlez de risque dans le choix des thèmes que vous abordez. Voyez-vous l’écriture comme un défi ?
Tiphaine Raffier : C’est un travail d’obsessionnel que de s’enfermer dans une salle noire pendant deux mois pour travailler à une œuvre. Il faut être habité par l’obsession et le défi doit être d’envergure, sinon on s’ennuie. Je fais un théâtre de recherche, et c’est le doute qui me guide. J’avance vers le risque à chaque fois que j’entreprends quelque chose, je vais vers ce que je ne sais pas faire. C’est la quête du théâtre public, je crois. Pour Némésis, le double défi de la comédie musicale et de l’adaptation de Philip Roth était immense. Mettre ces deux éléments dans la même phrase ne va pas de soi. Le compagnonnage de Roth a été une grande découverte. Mais l’adaptation est évidemment trahison. Il me faut accepter de faire un spectacle qui n’est ni tout à fait moi, ni tout à fait lui.
Dans des pièces comme La Chanson et France Fantôme, vous montrez une image du présent, ou du présent anticipé, comme une forêt de simulacres. Trouvez-vous néanmoins de la beauté dans la culture visuelle contemporaine ?
Tiphaine Raffier : Pour ce qui est du monde contemporain, je me pose souvent la question, surtout en ce moment. Mais dans l’art, oui : je peux être subjuguée par un film ou le travail d’un plasticien. J’ai assez foi dans l’art, je suis une bonne spectatrice. Je ne suis pas émerveillée facilement, mais je peux l’être assez souvent. Après, j’ai besoin de sentir un rapport à l’authenticité et à la nécessité d’un artiste, un engagement, et j’ai tendance à déceler des impostures.
Ces impostures, où les voyez-vous ?
Tiphaine Raffier : Un peu partout… J’ai l’impression que certaines œuvres sont paresseuses. Mais je pense aussi que l’on ne peut pas faire toute sa vie de l’art branché sur le nerf de la nécessité. Forcément, il y a des œuvres d’entre-deux-œuvres, des choses moins abouties, des balbutiements. On va les approfondir, ou alors y répondre ensuite par une forme d’antagonisme… En outre, le discours me déprime. L’art doit pouvoir se passer de discours. Je ne veux pas avoir à lire un cartel ou une bible de salle pour trouver le travail intéressant. J’ai besoin qu’il y ait événement dans la rencontre avec l’œuvre. Ça ne veut pas dire que je n’ai pas besoin de clés, mais il faut qu’à la première rencontre, il se passe quelque chose.
À propos de France-Fantôme, vous parlez du retour au religieux comme une réaction à l’ultra-capitalisme… Quelle est votre relation aux mythes et aux rites collectifs, à leur nécessité et leur possibilité, ou non ?
Tiphaine Raffier : Dans France-Fantôme, il me plaisait de penser que l’institution religieuse s’adaptera toujours à la modernité, ou qu’elle trouvera toujours midi à sa porte pour former de nouveaux fidèles et continuer à rendre des esprits captifs. J’ai plutôt une pensée antireligieuse dans mes spectacles, et je suis plutôt critique des institutions, mais le sacre, le rituel, le mystère m’intéressent beaucoup. Après, les mythes collectifs font partie de mon métier. C’est la sensation d’appartenance à une époque, à une génération, la conscience qu’on est le fruit d’une construction culturelle.
De La Réponse à France Fantôme, en passant par Némésis et l’histoire de contamination autour du personnage de Bucky, il semble que votre théâtre soit guidé par l’idée d’exposer des problèmes éthiques ou moraux… C’est l’une des aspects les plus intéressants de France-Fantôme : cette manière de reconfigurer in fine toute la pièce comme un nœud de réflexion, mettant en branle le positionnement du spectateur…
Tiphaine Raffier : L’idée que nos choix moraux sont guidés par tout un ensemble de circonstances crée beaucoup de tensions dans l’écriture, notamment pour La Réponse. Ça m’intéresse de présenter un personnage puis d’introduire une information le concernant qui va changer l’avis du spectateur, faire presque vriller son cœur et son intuition morale. Il s’agit de créer des tensions pour que le spectateur, le temps d’un spectacle, puisse penser une chose et son contraire. Faire l’expérience très simple de l’ambivalence, la pluralité de nos jugements et de nos espaces critiques. Concernant la place des spectateurs, j’ai toujours rêvé de faire des spectacles qui dépassaient la salle de théâtre. Dans France-Fantôme, avant d’entrer dans la salle, il y avait un panneau LED avec un bandeau rouge qui défilait, sur lequel la Recall Them Corp. annonçait la durée de la formation en nous souhaitant une bonne soirée… J’ai toujours rêvé que la fiction déborde de la salle de théâtre. Je trouve qu’on met du temps à rentrer dans une œuvre, alors je veux créer un pacte fictif très fort, et j’ai l’impression que si les veines ou les lianes débordent de la salle, le nœud sera plus fort lorsque les gens seront à l’intérieur. En cela, je me rapproche presque des plasticiens ou des artistes forains. Je rêverais que le spectacle commence alors que les gens sont encore chez eux, ou au moment où ils prennent leurs places. Je réfléchis à d’autres formes qui dépassent le cadre de la salle de théâtre.
Vous avez quatre spectacles en train de tourner. L‘un d’entre eux est la reprise d’une pièce créée il y a dix ans.. Comment coexistent-ils ensemble aujourd’hui ? Quel rapport avez-vous avec ces différents temps de votre carrière ?
Tiphaine Raffier : Je suis heureuse que les gens puissent voir le travail au long cours. À un moment, ces pièces s’arrêteront de tourner, il n’y aura peut-être plus de nécessité à jouer l’une ou l’autre. J’ai failli reprendre Dans le nom, ma deuxième pièce, que j’aime beaucoup, qui est peut-être ma préférée, mais elle a besoin de certaines conditions de représentation. C’est une fierté que les gens puissent découvrir le travail de la compagnie avec plusieurs rendez-vous. Il fallait une certaine détente pour montrer La Chanson, qui est vraiment l’œuvre des origines. Je l’assume pleinement et je trouve qu’elle est intéressante à jouer aujourd’hui : la nécessité de la remonter vient de là.
Vous disiez que Némésis était peut-être votre œuvre la plus optimiste. L’êtes-vous ?
Tiphaine Raffier : Ça dépend, je crois, des moments de ma vie. J’ai été une grande pessimiste, très mélancolique, assez romantique. Je suis encore romantique, mais il me semble que je m’en éloigne. C’est un âge, le romantisme. En allant vers mes quarante ans, j’ai l’impression d’être de plus en plus optimiste, oui.
Propos recueillis par Samuel Gleyze-Esteban
Némésis de Tiphaine Raffier, librement adapté du roman de Philip Roth
Odéon, Théâtre de l’Europe – Ateliers Berthier
1 Rue André Suares
75017 Paris
Du 23 mars au 21 avril 2023
Durée estimée 2h45
Tournée
Les 16 et 17 mai 2023 – Théâtre de Lorient, Centre dramatique national
Adaptation Tiphaine Raffier et Lucas Samain
Mise en scène Tiphaine Raffier
Et les musicien·ne·s de Miroirs Étendus Clément Darlu, Emmanuel Jacquet, Lucas Ounissi, Clémence Sarda, Claire Voisin
Avec la participation du Chœur d’enfants du Conservatoire de Saint-Denis
Direction Erwan Picquet
Assistanat et dramaturgie Lucas Samain
Musique Guillaume Bachelé
Arrangements musicaux Pierre Marescaux et Clément Darlu
Scénographie Hélène Jourdan assistée d’Alice Girardet
Création lumières Kelig Le Bars
Création vidéo Pierre Martin Oriol
Création son Hugo Hamman
Chorégraphies collectives dirigées par Pep Garrigues
Costumes Caroline Tavernier
Couturière Valérie Simonneau
Perruques, maquillage Judith Scotto assistée d’ Emmanuelle Flisseau
Direction technique Olivier Floury
Suivi des représentations Thomas Cabel, Lucas Samain et Tiphaine Raffier
Coach diction anglaise Sophie Decaudaveine
Coordination chœur d’enfants Victoria Molland
Création image panoramique Alexis Allemand
Régie plateau Marinette Jullien
Cadreur Raphaël Oriol
Régie maquillage, perruques Emmanuelle Flisseau ou Florence Louné
Stagiaires et apprenties Emma Chapon, Ilona Jacotot, Margaux Moulin et Chloé Sananikone
Avec Clara Bretheau, Éric Challier, Maxime Dambrin, Judith Derouin, Juliet Doucet, François Godart, Alexandre Gonin, Maika Louakairim, Tom Menanteau, Hélène Patarot, Édith Proust, Stuart Seide, Adrien Serre
La Chanson [reboot] de Tiphaine Raffier
Du 31 mars au 15 avril 2023 – MC93, Bobigny (co-accueil Théâtre Nanterre-Amandiers, Centre dramatique national)
Le 18 avril 2023 – Espace 1789, Saint Ouen
Le 20 avril 2023 – Théâtre de Châtillon
Le 4 mai 2023 – Scène nationale 61, Alençon
Du 10 au 13 mai 2023 – La Criée, Théâtre national de Marseille
Les 23 et 24 mai 2023 – Le Moulin du Roc, Scène nationale à Niort
France-Fantôme de Tiphaine Raffier
Du 31 mars au 7 avril 2023 – TNP, Villeurbanne
La réponse des Hommes de Tiphaine Raffier
Les 26 et 27 avril 2023 – La Coursive, Scène nationale de La Rochelle
Les 11 et 12 mai 2023 – Théâtre de l‘Archipel, Scène nationale de Perpignan
Les 23 et 24 mai 2023 – Maison de la Culture de Bourges
J’ai adoré ce spectacle. Très captivant.
Tendu et détendu.
Un regard sensible et dynamique sur le très beau roman de Philip Roth.