Quel est votre premier souvenir d’art vivant ?
Merce Cunningham, à la Maison de la Culture de Grenoble. Mon beau-père, qui le connaissait bien et l’adorait, a eu un retentissant fou rire, qui a duré longtemps, tandis que le reste de la salle restait dans un silence obséquieux. J’étais tétanisée.
Quel a été le déclencheur qui vous a donné envie d’embrasser une carrière dans le secteur de l’art vivant ?
Je devais avoir 8 ou 10 ans. C’était aux Etats Unis, à la « Shakespeare & Company », ils jouaient Le Songe d’une nuit d’été, en plein air. Nous avons passé la fin de soirée là, avec la troupe, qui était nombreuse. Les comédiens allaient, venaient, plaisantaient, c’était la fête, la liberté. Je me suis dit que, plus tard, je ferai comme eux : rire tout le temps, et me coucher très tard.
Qu’est-ce qui a fait que vous avez choisi d’être comédienne ?
Ça s’est fait en plusieurs temps, mais l’un des déclics, c’est en Terminale. Ma prof de philo, qui n’était pas très aimable, m’a dit un jour : » Ma pauvre fille, vous serez comédienne ! » Pour elle, c’était une insulte, et, pour moi, en comparaison de cette femme si raide, le gage d’une vocation possible.
Le premier spectacle auquel vous avez participé et quel souvenir en retenez-vous ?
Un spectacle de fin d’année, à l’école. On chantait » Il court, il court le furet « ! Alors que ce n’était pas prévu, je me suis mise à jouer le rôle du furet. La salle a hurlé de rire, je ne m’y attendais pas, et mon cœur s’est enflammé d’un coup. J’étais prise !
Votre plus grand coup de cœur scénique ?
Il y en a eu quelques-uns, mais ceux dont je me souviens le mieux, c’est pour Pôles de Joël Pommerat. C’était à ses débuts, je pense, au Lavoir Moderne Parisien, on était 5 dans la salle. Un peu plus tard, un dimanche, à l’Odéon, pour Jules César, par Castellucci. À la fin de la représentation, j’ai eu du mal à me lever, je tanguais. Deux chocs. Je m’ennuie souvent au théâtre, mais je continue d’y aller, en quête de ce genre de chocs, qui me modifient et me bouleversent durablement, et que seul le théâtre peut me procurer.
Quelles sont vos plus belles rencontres ?
Pour moi, ce sont celles des amitiés liées au travail. J’appelle ça les amitiés productives ! Flor Lurienne, avec laquelle j’ai écrit et joué Déshabillez-Mots, une aventure de 10 ans. Avec Anne Le Guernec, qui me met en scène dans La Femme à qui rien n’arrive. Avec mon amie Emmanuelle Hiron, de la Compagnie de l’Unijambiste, dirigéé par David Gauchard. Ce sont des amies et amis de coeur, avec lesquels je ris tellement que le mot « travail » change de sens. Les belles rencontres, ce sont aussi toutes celles, éphémères, qui durent le temps d’une aventure même courte, pendant laquelle on ressent une communion intense, une camaraderie naturelle autour d’un travail à mener.
En quoi votre métier est essentiel à votre équilibre ?
Depuis quelque temps, je partage mon temps entre jeu, écriture et enseignement. J’aime bien cet équilibre fait d’alternance. Mais la scène, c’est ce qui m’exalte le plus. Quand je répète ou quand je joue, il y a une forme de légèreté qui ne me quitte pas, je vis dans un monde parallèle bien plus intéressant que l’autre, le vrai. Si je ne joue pas pendant quelque temps, je sens qu’une part de moi devient grise, plus lourde, dévitalisée. Donc l’équilibre, c’est celui-ci : passer d’un monde à un autre, sans trop d’espace entre les deux.
Qu’est-ce qui vous inspire ?
Beaucoup de choses, et souvent par hasard, s’il y en a : une phrase lue, entendue, une idée qui circule, un mot nouveau aux sonorités particulières, une expression à plusieurs sens, une absurdité aux infos, un article, un titre, un acronyme… L’écrit, le langage, surtout, beaucoup plus que les images. Les citations, la vie des autres, les interviews… Les confidences.
De quel ordre est votre rapport à la scène ?
Il est très lié à la joie. À l’enfance ? J’aime toutes les étapes de fabrication. La préparation, avant la rencontre avec le public. J’ai l’impression de préparer une fête inoubliable où tout le monde offre le meilleur de soi, où chacun à sa place, pour le bien collectif. Ensuite, ce rapport change, devient plus de l’ordre de l’artisanat : la convocation des ingrédients qui donneront une fête réussie. Un travail d’orfèvre, de précision, dans les règles de l’art.
À quel endroit de votre chair, de votre corps, situez-vous votre désir de faire votre métier ?
Je dirais que tout est dans le bassin ! La circulation entre le haut et le bas du corps, l’équilibre entre l’encrage et la légèreté ; gommer les points de blocage à cet endroit, laisser passer l’air, la respiration…
Avec quels autres artistes aimeriez-vous travailler ?
J’adore travailler avec des gens plus jeunes que moi. Je travaille souvent comme enseignante à l’ESCA (Studio d’Asnières) et je trouve cette génération très différente, plus libre, plus incroyable, débarrassée de plein de choses de ma génération à moi. Ils ont leurs problèmes, bien sûr, mais je les trouve inspirants, même et surtout, dans ce que je ne comprends pas du tout d’eux.
À quel projet fou aimeriez-vous participer ?
Pour La Femme à qui rien n’arrive, nous avions un rêve, avec Anne Le Guernec, c’est de le jouer sur une grande scène, avec des grandes portes qui s’ouvriraient par le fond, et donneraient sur un vaste champ de pomme de terre. Nous imaginions un orchestre symphonique, qui jouerait un concert composé de sons du quotidien : robots, ordinateurs, machines et bips en tout genre.
Si votre vie était une œuvre, quelle serait-elle ?
Une œuvre un peu étrange, à la fois drôle et désespérée, absurde et métaphysique, où la catastrophe n’est jamais loin. Peut-être du Samuel Beckett ? Du Georges Perec ? Sans les moustaches, et en plus féminin.
Propos recueillis par Marie-Céline Nivière
La femme à qui rien n’arrive de et par Léonore Chaix
Mise en scène d’Anne Le Guernec
Reprise
Théâtre de la Reine Blanche
Du 12 au 30 avril 2023
Puis
La Scala Provence
Festival d’Avignon OFF
Du 7 au 27 juillet 2023
Crédit photo du portrait © Patricia Franchino