Racine, certains l’adorent et vénèrent son théâtre. D’autres, auxquels j’appartiens, y sont insensibles, voire hermétiques. Une question de style et de forme, difficile à entendre. La mythologie étant souvent au cœur de ces intrigues, on peut y perdre son latin. Phèdre n’en est pas moins l’une de ses plus grandes œuvres.
Pour bien des comédiennes, le personnage de Phèdre est le rôle du répertoire qu’elles rêvent d’incarner. La puissance passionnelle des sentiments exprimés, entre amour démesuré et folie, en est l’une des principales raisons. Pour ma part, cette femme capricieuse et fiévreuse mériterait une claque dès le début et on serait tranquille pendant deux heures. Même la version de Chéreau m’avait laissé de glace. Pourquoi me suis-je rendue à la Criée, me demandez-vous ? Parce qu’il faut demeurer curieuse et qu’il n’y a que les sots qui ne changent pas d’avis ! Et pour la première fois, la pièce de Racine a fini par toucher mon cœur.
Une mise en scène de toute beauté
La mécanique scénique mise en place par Robin Renucci, qui a pris la tête du théâtre de la Criée à la suite de Macha Makeïeff, nous plonge au cœur de la représentation théâtrale. Le choix de la petite salle n’est pas anodin, car la jauge réduite permet une certaine proximité entre le texte, les artistes et les spectateurs.
Ces derniers sont installés sur des chaises dans un dispositif quadrifrontal qui encercle un magnifique tréteau de bois circulaire. Celui-ci est prolongé par quatre rampes d’accès par lesquelles les comédiens et comédiennes accèdent à la scène. Ces derniers sont déjà présents lorsque l’on pénètre dans la salle. Chacun à son point cardinal, les filles et les garçons aux angles opposés. Ils sont tous vêtus de somptueux costumes, ouvrage de Jean-Bernard Scotto, tout droit sortis de l’imagerie du XVIIe siècle. Les lumières jouent sur le clair (le bois) et l’obscur (la pénombre de la salle). Le gong résonne, le spectacle commence. Il sera frappé à chaque début d’acte, annonçant la poursuite du combat.
Rages et désespoirs
Car c’est bien de combat qu’il est question. Tragédie familiale et politique nourrie de querelles, d’emportements, de joutes (verbales), la pièce se termine en carnage. Qu’est-ce qui a pris à Phèdre de tomber amoureuse de son beau-fils ? La fille du roi Minos et de Pasiphaé, petite fille d’Hélios, dieu du Soleil, n’en sait elle-même trop rien. Cette passion secrète grandit en son sein tel un serpent, et la dévore au point de vouloir en mourir. À l’égal de son demi-frère, le Minotaure, elle fonce tête baissée. Dès l’annonce de la mort de son époux, le roi Thésée, elle avoue à Hippolyte ses sentiments. Il la rejette, lui préférant Aricie. Mais Thésée revient et sa femme, jalouse et blessée, accuse le fils d’avoir voulu abuser d’elle. La colère du père est terrible et la mort s’abat sur la maison. Les dieux, eux, sont contents, ils se sont vengés !
Phèdre est incarnée par Marilyne Fontaine. Avec sa chevelure de la blondeur du soleil, elle nous change des brunes ténébreuses ! La comédienne, âgée de trente-sept ans, a l’âge du rôle, celui d’une femme encore jeune que les tourments de l’amour déstabilisent. Avec une belle fougue et une grande émotion, l’actrice marque avec beaucoup de finesse les troubles qui secouent son personnage, écartelé entre raison et folie. Sa passion pour Hippolyte est un fantasme. Et lorsqu’on aime éperdument, on peut se faire cruelle. Car pour mieux souffrir, il faut que l’autre en bave également. Il est beau de la voir perdre pied et s’enfoncer dans sa tragédie interne.
La jeunesse sacrifiée
La véritable victime est en réalité Hippolyte. Il n’avait rien demandé ! D’ailleurs, le titre initial de la pièce était Phèdre et Hippolyte. Ce jeune guerrier qui, pour avoir préféré la chasse à l’amour, a réveillé le courroux de Venus, se retrouve pris dans une histoire qui le dépasse. Sorti de l’enfance, il a vécu son adolescence à coups d’exploits. Devenu sage, il aime d’un amour impossible Aricie (épatante Eugénie Pouillot), prisonnière de son père Thésée, qui a tué ses frères. Et il est aimé par sa belle-mère d’un amour inconcevable. Du haut de sa jeunesse, Ulysse Robin est bouleversant de sincérité. Il est magnifique dans ce face-à-face avec le père, dans lequel il exprime tout son amour filial. Alors, oui, bon sang ne saurait mentir, ce jeune comédien est promis à un bel avenir.
Quelle bonne idée d’avoir distribué Julien Tiphaine dans le rôle de Thésée ! En général, c’est un vieux barbon. Ce qui expliquerait pourquoi Phèdre regarde un herbage plus vert. Là, le guerrier valeureux est encore dans la force de l’âge. Ce n’est pas un mari vieillissant qui découvre qu’il a été trahi, mais un homme ayant toujours toute sa place dans le lit de son épouse. Il est un père découvrant la valeur de son fils. La scène finale des remords prend une ampleur magistrale.
La parole libérée
Enfin, dans l’esprit de troupe qui a alimenté la belle histoire des Tréteaux de France et perdurera sûrement à la Criée comme à la grande époque de la décentralisation, Nadine Darmon (exceptionnelle Oenone), Patrick Palemero (émouvant Théramène), Chani Sabaty (étonnante Ismène) et Solenn Goix (douce Panope), nous ont régalés.
À travers son travail sur les œuvres de Racine, l’objectif de Robin Renucci est de « redonner à entendre à tous, cette langue dans toute sa beauté et sa complexité ». Ce qu’il réussit merveilleusement. En libérant, sans la trahir, la parole du carcan de la syllabe, en nourrissant sans aucune ambiguïté chaque intention des personnages, sa direction d’acteurs se révèle d’une grande précision. Il arrive même à nous faire découvrir que Racine ne manquait pas d’humour ! Quelques passages savoureux ne m’étaient pas parvenu jusqu’à ce jour. Que les puristes soient rassurés, on entend très bien toute la poésie de cette tragédie et l’intensité émotionnelle de la pièce nous saisit, bien présente. Renucci m’a réconcilié avec Phèdre, et je ne regrette pas ce beau voyage au cœur du théâtre.
Marie-Céline Nivière, envoyée spéciale à Marseille
Phèdre de Racine.
La Criée – Théâtre National de Marseille
30 quai de Rive Neuve
13007 Marseille.
Du 3 au 10 mars 2023
Durée 2h.
Mise en scène de Robin Renucci.
Avec Solenn Goix, Nadine Darmon, Marilyne Fontaine, Patrick Palmero, Eugénie Pouillot, Ulysse Robin, Chani Sabaty, Julien Tiphaine.
Scénographie de Samuel Poncet.
Costumes de Jean-Bernard Scotto.
Création décor d’Eclectik sceno.
Perruquière Maurine Baldassari.