Au Carreau du Temple, dans les derniers jours du festival Everybody, Renata Carvalho et son metteur en scène, Luiz Fernando Marques, remontent un solo présenté pour la première fois en France en 2021 dans le cadre du Festival d’Automne, sur invitation de Lia Rodrigues.
©Danilo Galvão
Des trottoirs nocturnes aux sous-sols de l’édifice social, la transidentité, en tant que manière d’habiter son corps, est pieds et poings liés à la question de la visibilité. C’est dans cette logique que Manifesto Transpofágico s’ouvre sur une sorte de son et lumière autour de la silhouette élancée de Renata Carvalho, un jeu de projections effaçant son visage de son corps presque nu et le mot « travesti », en lettres capitales, clignotant de plusieurs couleurs au-dessus de sa tête. Ses seins, ses hanches, ses mains et ses pieds nous seront apparus avant qu’elle se présente : Renata, brésilienne, travesti en portugais dans le texte, prostituée, trentenaire.
On ne peut parler de la pièce sans pointer du doigt la confusion qui mine son versant didactique, puisque la seconde partie se présente sous forme de leçon participative : les différences d’acception du mot « travesti » en France et au Brésil rendent illisibles une partie des enseignements proférés par Renata Carvalho, car le terme, importé intact dans la langue portugaise, y revêt une signification différente et équivaut à un autre mot pour désigner la communauté des femmes transgenre. Si Carvalho, en culotte et rien d’autre, est un électron libre charismatique, amenant, sourire aidant, à réajuster les regards portés sur les personnes trans, elle se prend les pieds dans cet embrouillement contre-productif. C’est une spécificité française. Le public du festival Everybody, au Carreau du Temple, est-il, en outre, la juste cible de ce cours d’introduction ?
Manifesto Transpofagico n’invente rien dans sa façon de parler des minorités de genre, mais témoigne néanmoins d’une certaine habileté à mêler l’évocation historique à l’instant de la performance. Le néologisme du titre déjà suggère qu’il sera affaire de viande, et Carvalho propose à qui veut de toucher sa peau nue (le soir où nous voyons la pièce, personne ne tombe dans le panneau de cette proposition faussement magnanime). Comme souvent dans le théâtre et la littérature queer, la minorité est désignée, par métonymie, à partir du corps, lequel se décline ici aux couleurs que la société lui impose. Corps-marginal, corps-curiosité, corps-fantasme, corps-danger : autant de configurations d’une identité explorée dans sa multiplicité. Le montage d’archives auquel se mêle l’interprète est une illustration bouleversante de cette exploration à nu, de la beauté télévisée de l’icône et playmate Roberta Close à un film douloureux et bouleversant filmé chez Bartô, sorte de matrone travesti, dans lequel les femmes décrivent leurs injections et leurs scarifications.
On voit la douleur inscrite dans la chair ; l’écart, aussi, entre la glorification fétichiste d’un côté et les sévices punitifs subis par ces déviantes du genre de l’autre. La présence de Carvalho à l’intérieur de cet édifice mémoriel a l’effet d’une injonction à la considération, portant au plateau, en présence, ce qui pourrait trop facilement s’évanouir dans la spectralité exotique de l’archive. On est d’autant plus touché que ce manifeste se tient loin de toute politique de la respectabilité, c’est-à-dire que l’acceptation du sujet travesti dans son altérité ne se fait pas au prix d’une occultation des pratiques qui rendent son existence culturellement hétérodoxe — modification et mutilation corporelle, prostitution, etc. Elle n’oublie pas non plus de rappeler que ces femmes sont elles aussi des victimes en masse du Sida. Fragile, ce Manifesto Transpofagico s’impose ainsi, in fine, comme un plaidoyer efficace et incarné en défense du corps transgenre, porté par une artiste pleine de grâce.
Samuel Gleyze-Esteban
Manifesto Transpofagico de Renata Carvalho
Festival Everybody
Le Carreau du Temple
2 Rue Perrée
75003 Paris
Avec Renata Carvalho
Lumière de Wagner Antônio
Mise en scène de Liuz Fernando Marques
Vidéo de Cecília Lucchesi
Traduction de Vânia Vênus Munhoz Pereira
Régie lumière : Juliana Augusta