À Calais, Johann Le Guillerm et Alexandre Gauthier rejouent l’« expérience culinaire » créée en 2019 sous l’impulsion du Channel. Alors que l’avenir de la scène nationale est remis en question, l’inimitable artiste de cirque et le chef étoilé y fusionnent leurs pratiques le temps d’un dîner unique, sensuel et théorique.
Encatation ©Grégoire Korganow
Même si la jauge à laquelle plafonne Encatation limite la fréquentation à soixante spectateurs, la scène nationale calaisienne du Channel n’en arbore pas moins l’étincelle qui fait d’elle un endroit de création et de partage à part. Le grand lieu de vie décoré par François Delarozière, où se réunissent la billetterie, le bar et le restaurant, fait office d’abri contre le froid et le mauvais temps politique qui gronde sur la ville de Calais.
Les augures sont mauvais. Mardi 7 février, lors du premier conseil municipal de 2023, la municipalité menée par Natacha Bouchart montait au créneau contre le Channel, substituant à la guerre froide qui grondait pendant quinze ans une offensive ouverte en direction du lieu et de son directeur, Francis Peduzzi. La mairie se refuse à soutenir plus longtemps le projet défendu par l’équipe en place. Résultat : coupe progressive des subventions, impossibilité de reprendre le célèbre festival des Feux d’Hiver après la coupure imposée par le covid, branle-bas de combat du côté du public, des proches du Channel et de certains élus locaux.
Selon le directeur, c’est la liberté et l’indépendance du lieu qui est reprochée. « J’ai pu répondre à des commandes de la ville. En revanche, je n’accepte pas d’ingérence dans la vie de cette maison. Une scène nationale, c’est autonome sur le plan artistique et budgétaire. Que veut la maire, une scène nationale ou un théâtre municipal ? », se demande-t-il au téléphone. Un théâtre municipal, la ville en a déjà un. Sur les réseaux sociaux, un montage satirique impute à la maire la volonté de « remplacer la programmation actuelle du Channel par des concerts de tribute bands ».
Synergie
Si l’avenir du Channel est hypothéqué, Encatation est sans conteste un exemple saillant de ce qu’est capable de défendre pareille structure. Une affaire d’inventivité et de synergie réunissant un directeur de lieu obstiné et engagé, un artiste inventeur fou et un chef iconoclaste. La genèse est faite de rencontres. En 2009, Peduzzi propose au flamand Peter De Bie, auteur de spectacles culinaires, l’idée du duo gastronomique. À ses côtés, un chef et ami : Alexandre Gauthier, propriétaire de La Grenouillère, qui obtiendra huit ans plus tard sa deuxième étoile. Le repas s’improvise la veille pour le lendemain. Mais il marque le début une série qui verra défiler artistes, écrivain ou architecte aux côtés du chef pas-de-calaisien. Alors, lorsque Le Guillerm partage au directeur du Channel son envie de réaliser un spectacle culinaire, le cadre est déjà là, et Gauthier, lui-même admirateur du travail cérébral et ludique de l’inclassable circassien, signe pour un huitième duo.
En 2019, déjà au Channel, la création d’Encatation pose dans l’assiette l’inventivité de ces deux artistes issus de champs différents. C’est une fusion qui est à l’œuvre : on peine parfois à deviner de quel cerveau vient quelle idée. Vu du plafond, les tables longues, constructions maison de Johann Le Guillerm, forment une étoile aux côtés ondulés. On s’y assied comme à un comptoir, juché sur un tabouret — même si on le voulait, on ne pourrait pas s’affaler. Au centre, des chariots où officient une brigade de préparateurs supervisée par Marie-José Ordener, cheffe déléguée sur la tournée. Les haut-parleurs diffusent les indications chuchotées de l’artiste et des bruits de cuisine presque souterrains. Quelques changements de lumière nets orientent le regard et dramatisent cette cuisine partiellement à vue.
La mise en spectacle de la préparation du repas ne totalise pas l’attraction de l’œuvre, et si les préparateurs tiennent leur rôle impeccablement, avec l’austérité enlevée et presque joueuse qui rappelle que tout ceci est un jeu, c’est de nous qu’Encatation fait ses principaux interprètes. Mettant en péril notre passivité de spectateurs, le repas sollicite un corps sensuel, et le vis-à-vis des convives entre eux crée d’étranges dynamiques de regard. L’expérience n’arbore pas l’esthétique du jeu sexuel, mais elle en additionne certains des gestes — ici, l’interdiction de toucher, là, l’obligation d’y mettre les doigts, ailleurs, l’invitation à sortir la langue. Les hôtes nous ont préalablement séparé de la personne qui nous accompagne. On a beau être entouré d’inconnus, l’expérience est solitaire, intime même.
Chassez le pois chiche, la betterave revient au galop
Des fiches, basculant les unes après les autres sur des présentoirs individuels, affichent le menu. Les compositions de Gauthier sont terriennes et puisent dans un garde-manger populaire, et chacune est l’occasion d’une expérience ludique. On chasse le pois chiche du bout d’une pique (il faut mettre du cœur à l’ouvrage), on enroule une bouchée épinard-basilic dans une crêpe au cerfeuil et à l’ail, on goûte avec un pliage en carton en guise de couverts (un peu regrettable) une semoule « bricolée » sous nos yeux dans un appareil très guillermien et un cabillaud translucide rougi au jus de betterave. L’eau est infusée au romarin et le dessert bascule sous nos yeux.
On connaît le système de Johann Le Guillerm — sa pièce Terces, qui tourne en parallèle, en donne un autre aperçu. Composition rhizomatique, metaverse, même : de pièce en pièce, et désormais du chapiteau à la table s’exprime une même logique interne (mais une logique libératrice, révolutionnaire au sens philosophique) et des motifs (mécaniques-poétiques). Le tout formant le cycle Attraction, pensé comme une recherche en actes, comme autant de sorties de laboratoire. En metteur en scène de ce repas, l’artiste poursuit cette réflexion et orchestre une expérience gastronomique, « cognitive », mais aussi discrètement politique.
Autant les étiquettes mêlées de la représentation théâtrale et du repas avant-gardiste, additionnées à la voix démiurgique qui nous guide, lui donnent une dimension codifiée, protocolaire, autant la posture qui nous est demandée amène une libération paradoxale et plurielle. Celle-ci a d’abord lieu dans le rapport à la nourriture : Encatation élargit l’horizon des possibiliés gustatives mais aussi celles liées à l’appréhension, conceptuelle et pratique, des mets. Elle advient aussi dans le rapport à son propre corps et aux autres corps en présence. Que l’on sache, un seul, ce soir-là, n’a pas « joué le jeu ». Son refus ne nous en éclaire pas moins sur le déplacement à l’œuvre. Encatation présente des possibles dont il revient à chaque participant de se saisir ou non, dans une plongée ludique et rare. Rappellerait-on que rien de tout ça n’existerait en l’absence d’un Channel libre pour le défendre ?
Samuel Gleyze-Esteban – envoyé spécial à Calais
Encatation, expérience culinaire imaginée par Johann Le Guillerm et Alexandre Gauthier
Le Channel, scène nationale de Calais
173 boulevard Gambetta
62100 Calais
Du 2 au 5 & du 9 au 12 février 2023
Tournée
Du 15 au 18 juin 2023 au festival für aktuelle Zirkuskunst cirqu’Aarau – Suisse
Conception et scénographie Johann Le Guillerm
Traduction culinaire d’Attraction Alexandre Gauthier
Relayé par Marie-Josée Ordener
assistée de Laurent Mercier, Emilie Lecoester et Aurélie Ramet
Service Selma Noret-Terraz, Amandine Gilbert, Sylvain Ligot
Création lumière Hervé Gary
Création son Thomas Belhom
Régisseur son Julien Reboux en alternance avec Vincent Lanuzel
Régie générale Manu Majastre
Régie plateau Pauline Lamache
Construction Jean-Marc Bernard, Silvain Ohl
Déco Fanny Gautreau, Pauline Lamache, Julie Lesas
Fabrication et réalisation des sets inox Didier Deret