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L’Abattage rituel de Gorge Mastromas, une ode poétique et sépulcrale à une ordure

Une troupe au diapason donne magistralement vie à l'Abattage rituel de Gorge Mastromas.

Féroce, cruel, cynique, le conte noir de Dennis Kelly prend couleur et air de fête burlesque grâce au talent de metteuse en scène de Maïa Sandoz. Empruntant les codes d’une société à la dérive, mélangeant les genres théâtraux, elle brosse une satire drôle et captivante du monde moderne dominé par le capitalisme et l’ultralibéralisme. Porté par une troupe épatante et complice de comédiens, ce bijou d’humour noir captive et nous invite, au vu des actualités, à une réflexion sur l’air du temps. Fascinant !

Sous les poutres apparentes de cet ancien entrepôt de vin, sept individus se tiennent droits, immobiles, devant une scène surélevée en vieux bois. Ils observent le public qui s’installe. Des sourires, des clins d’œil, quelques paroles à peine audibles, laissent entrevoir une certaine proximité, connivence avec le parterre de spectateurs. Doucement, la salle plonge dans la pénombre, seuls les visages de ces deux femmes et de ces cinq hommes restent dans la lumière.

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Commence alors le récit choral de la vie de Gorge Mastromas. Les voix s’entrecoupent, s’entrecroisent et se télescopent, toutes pressées de nous conter la jeunesse fade de ce garçon sans couleur, sans saveur. Pas forcément désiré, le jeune homme n’a rien d’extraordinaire. Loin d’être populaire, il est plutôt effacé, en retrait. Amoureux d’une aventureuse, il s’en éloigne, trop de risques. Il aspire à une vie sage, rangée, ordinaire. Il se met en couple avec une fille fade qui lui ressemble, mais qu’il n’aime pas. Perdu dans ce monde sans relief, pour un peu de sensation, il la trompe avec une autre femme qu’il met enceinte. Tout cela est d’un banal. Pourtant, on se laisse totalement happer dans le tourbillon généré par cette troupe de comédiens absolument irrésistibles.

L’histoire de ce raté continue. Elle va prendre, à l’aube de ses trente ans, une autre tournure. Conseiller d’un homme d’affaires un peu branque, il fait la rencontre d’une « excecutive woman » (lumineuse Adèle Haenel) sexy en diable qui lui propose un marché démoniaque : pousser à la ruine son patron en l’incitant à vendre son entreprise contre une forte somme d’argent et un avenir radieux dans le monde de la finance. Bonté ou lâcheté…Gorge doit choisir : être lambda à jamais ou homme de pouvoir cynique et arrogant. Quelle que ce soit sa décision, elle aura un prix.

En portant sur les planches cette fable sombre et contemporaine, Maïa Sandoz interroge nos consciences et dénonce le monde d’aujourd’hui. Soulignant ingénieusement le texte acide et féroce de Dennis Kelly, elle lui donne une force, une puissance et une dimension burlesque qui touche et captive. La metteuse en scène s’en donne à cœur joie. Elle mêle astucieusement les genres théâtraux, s’appuie sur les rebondissements voulus par l’auteur pour mieux nous saisir, nous chambouler et ouvrir nos consciences.

Le monde va mal. Les Gorge Mastromas de tout poil l’ont mis en coupe réglée. Riches, amoraux, corrompus jusqu’à la moelle, ils le dépècent avec jubilation et cruauté. C’est cet état de fait où corruption et corruptibilité pourrissent tout, que Dennis Kelly et Maïa Sandoz rapportent avec force et humour. C’est l’essence même de leur réflexion sur notre société. Loin de plomber l’ambiance par autant de noirceur, de dureté et de férocité, l’auteur comme la metteuse en scène privilégient le divertissement et signent une pièce étonnement drôle et touchante, un moment de théâtre rare et intense.

Energique, dynamique, l’ensemble doit beaucoup au talent fou d’une troupe de comédiens au diapason. Tous différents, ils apportent leurs personnalités, leurs flammes au projet et nous séduisent. Évidemment, il y a la lumineuse Adèle Haenel. Voix rauque, charme animal, elle fascine par sa prestance élégante et brute. Mais pas que… Plus discrète, Aurélie Vérillon explose littéralement. Petit brin de femme, véritable boule de nerfs, elle irradie, communique une chaleur, une grâce à l’ensemble qui nous envoûte. Plus âgé, le cheveu gris blanc, Serge Biavan passe avec aisance de l’homme bourru au gentleman. Le benjamin, Maxime Coggio campe tous ses rôles avec justesse et intensité. Il est bouleversant en petit-fils indifférent et glaçant. Paul Moulin se glisse avec malice dans la peau d’un Gorge Mastromas vieillissant, pris au piège de ses mensonges, enfermé dans sa tour d’ivoire. Gilles Nicolas, silhouette de danseur, apporte une dimension délicate à l’ensemble. Quant à Christophe Danvin, il donne le « la » à ce spectacle choral et de sa guitare enchante nos oreilles.

Eminemment politique, subversif, hilarant, L’abattage rituel de Gorge Mastromas est une leçon de théâtre, une gourmandise acide et savoureuse qui se déguste avec un malin plaisir, une rage folle… un moment à ne rater sous aucun prétexte !

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore


L’Abattage rituel de Gorge Mastromas de Dennis Kelly
Théâtre-studio d’Alfortville
16, Rue Marcelin Berthelot
94140 Alfortville
Jusqu’au 19 novembre 2016
Du lundi au vendredi à 20h30 et le samedi à 16h et 20h30.

Mise en scène de Maïa Sandoz
avec Adèle Haenel, Aurélie Vérillon, Paul Moulin, Serge Biavan, Gilles Nicolas, Maxime Coggio et Christophe Danvin

Crédit photos © Danica Bijeljac

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