Les Géants de la montagne, Lucie Berelowitsch © Simon Gosselin

Berelowitsch et les Dakh Daughters soufflent un vent d’est sur Pirandello

Fruit d'une rencontre fructueuse entre la metteuse en scène, directrice du CDN de Vire, et la troupe des Dakh Daughters, « Les Géants de la montagne » offre un écrin baroque à la pièce inachevée de Luigi Pirandello.

Fruit d’une rencontre fructueuse entre la metteuse en scène, directrice du CDN de Normandie–Vire, et la troupe des Dakh Daughters, Les Géants de la montagne offre un écrin baroque à la pièce inachevée de Luigi Pirandello.

Lucie Berelowitsch fait la rencontre des Dakh Daughters en 2014 à Kiev, dans les cendres de la révolution de Maïdan. De la rencontre entre la metteuse en scène et les cabarettistes folk-punk formées sur les planches du théâtre Dakh naît Antigone, une création binationale où les chanteuses-comédiennes incarnent le chœur. Le reste appartient à l’histoire, et le groupe, exilé d’Ukraine, enflamme désormais les scènes françaises — on les a vues à Avignon en juillet dernier, auprès d’Olivier Py, dans le cabaret Miss Knife et ses sœurs, et on les retrouvera à partir du 24 mars au Théâtre du Soleil dans Danse macabre.

France-Ukraine

Dans le télescopage diégétique, c’est-à-dire l’imbrication de différents niveaux de fiction des Géants de la montagne, pièce testamentaire de Pirandello, ébauchée en 1928 et laissée inachevée, les Dakh Daughters trouvent bien leur place, nichées dans la villa abandonnée qui sert de décor à la pièce. Lorsque la troupe de théâtre menée par Isle (Marina Keltchewsky) fait son irruption dans cette maison patinée par le temps, ce sont deux distributions qui s’affrontent : l’une faite de ces cabarettistes ukrainophones, l’autre de comédiens français (à l’exception de Roman Yasinovskyi) entièrement dévoués à une interprétation et une diction très théâtre (on appuie le « â ») et dans laquelle on peine souvent à distinguer les différents niveaux de jeu, redoublant le trouble mis en place par la pièce.

Cette adaptation des Géants de la montagne, que Pirandello envisageait comme son chef-d’œuvre avant que sa mort en interrompe la longue gestation, rejoue au TnBA sa propre genèse en miroir inversé, avec ces artistes exilés venant trouver refuge dans ce qui n’est certes pas un théâtre, mais qui y ressemble. Lorsqu’ils frappent à la porte de la villa, les hôtesses des lieux leur réservent d’ailleurs un accueil défensif, puisque l’île décatie est peuplée des géants du titre, ombres tyranniques planant sur ce petit havre de paix, réminiscences des menaces belliqueuses d’hier, d’aujourd’hui, et, présentement, du conflit russo-ukrainien.

Théâtre dans le théâtre

Constellée de citations, l’adaptation de Berelowitsch offre au regard un fatras référentiel et postmoderne, qui se reflète déjà dans le dédale de vitraux, de paravents et d’estrades qui sert de décor. On salue à cet endroit le travail de la scénographie — Hervé Cherblanc et ses assistantes, Clara Hubert et Ninon Le Chevalier, auxquels se joint Anne Vaglio à la lumière —, qui parviennent à trouver l’équilibre entre la construction d’un univers touffu, incarné, et la nécessité d’en faire un appareil, un outil entièrement disposé au jeu. Mais à l’image de cette scène toute en décors imbriqués, la pièce toute entière menace de s’égarer dans des enchevêtrements sibyllins, où les citations de Lorca, Pessoa ou Dante étoffent la trame pirandellienne.

En résulte un brouillage du théâtre et de la vie, remuant avec lui la frontière du réel et du rêve. Là où la troupe de la comtesse Isle apparaît aussi évanescente qu’une chimère, les Dakh Daughters opposent une ampleur toute autre, dans le jeu ainsi que dans les compositions originales qu’elles interprètent sur la petite scène de la villa. Dans sa richesse logorrhéique, la pièce souffle un vent d’est. L’influence de Kantor est revendiquée. Et si ses demi-teintes ne s’alignent pas sur la recherche avant-gardiste de son prédécesseur polonais, elle n’en forme pas moins une construction baroque et habitée qui, dans un monde en ruines, abrite de belles visions poétiques.

Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Bordeaux

Les Géants de la montagne de Luigi Pirandello
TnBA
3 Pl. Pierre Renaudel
33800 Bordeaux
Durée 1h45

Du 19 au 21 janvier 2023 au Préau CDN de Normandie – Vire

Musique Les Dakh Daughters et Vlad Troitskyi
Baptiste Mayoraz
Scénographie et accessoires Hervé Cherblanc
Assisté de Clara Hubert et Ninon Le Chevalier
Assistanat à la mise en scène et dramaturgie
Hugo Soubise
Traduction Irina Dmytrychyn, Macha Isakova et Anna Olekhnovych
Régie générale et création lumières Jean Huleu
Sonorisation Mikaël Kandelman
Costumes Caroline Tavernier assistée de Sarah Barzic
Conception des pantins Natacha Charpe-Zozul & Les Ateliers du Théâtre de l’Union
Construction du décor Les Ateliers du Préau & du TnBA

Avec les Dakh Daughters : Natacha Charpe-Zozul, Natalia Halanevych, Ruslana Khazipova, Solomiia Melnyk, Anna Nikitina 
et Jonathan Genet, Marina Keltchewsky, Thibault Lacroix, Baptiste Mayoraz (comédien permanent), Roman Yasinovskyi

Crédit photos © Simon Gosselin

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