Au théâtre de l’Épée de bois, Anne Coutureau présente une adaptation théâtralisée impressionnante, du livre de Robert Antelme, L’espèce humaine. Un témoignage terrifiant et inoubliable sur la déportation qui rappelle que face aux pires cruautés, « Il n’y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine ».
Le 1er juin 1944, Robert Antelme, jeune homme de 27 ans, est déporté à Buchenwald puis Dachau pour acte de résistance. Cinq jours plus tard, les alliés débarquent sur les côtes normandes. Sur le front de l’Est, les Russes ne cessent d’avancer. Le IIIe Reich vacille. Tous les déportés politiques le savent, la guerre touche à sa fin, mais eux n’en voient pas le bout. Car jusqu’à l’ultime, les nazis s’accrochèrent à ce système terrifiant qu’ils avaient mis en place. En avril 1945, alors qu’il est dans un mouroir typhique de Dachau, François Mitterrand le sauve et le ramène en France. Dès son retour, affaibli, rempli de Douleur, l’époux de Marguerite Duras, décide alors de témoigner sur l’irracontable.
Il n’y a pas d’ambiguïté, nous restons des hommes, nous ne finirons qu’en hommes.
Ce fut son seul livre, mais quel ouvrage ! Pour Edgar Morin, « il était le premier, … le seul, livre qui fût au niveau de l’humanité, au niveau de l’expérience nue, vécue et exprimée avec les mots les plus simples et les plus adéquats qui soient ». Écrit dans une langue, un style magnifique, Antelme y raconte son vécu dans les camps de concentration où « la faim, le froid, le travail épuisant n’ont qu’un but : faire mourir le déporté ». Il décrit des hommes réduits à l’état de « mangeurs d’épluchures », qui vivent dans le besoin obsédant mais aussi dans la conscience de vivre.
Il analyse le fonctionnement du camp, la psyché des prisonniers, des SS et des Kapos qui les gardaient. C’est une réflexion extrêmement juste et implacable sur la place de chacun dans la vie, sur les limites de la déshumanisation. Il rappelle que dans l’avilissement programmé, il n’y a pas de vainqueur, car les SS comme les déportés appartiennent tous les deux à la même espèce humaine, où chacun est le reflet de l’autre.
Le règne de l’homme, agissant ou signifiant, ne cesse pas.
Anne Coutureau s’est emparée avec une grande intelligence de ce texte puissant, constitué d’un va-et-vient incessant entre la vie quotidienne de Robert Antelme, où tous les jours finissent par se ressembler, et d’une pensée purement intellectuelle sur l’univers concentrationnaire. Son adaptation est exemplaire. Elle a su choisir les passages, allant ainsi au plus profond de ce gouffre dans lequel des êtres, au nom d’une idéologie, ont plongé d’autres êtres.
« Ils ont voulu faire de nous des bêtes en nous faisant vivre dans des conditions que personne, je dis personne, ne pourra jamais imaginer. Ils ont pu nous déposséder de tout mais pas de ce que nous sommes. Nous existons encore. […] Pour leur résister et résister à ce relâchement qui nous menace, je vous le redis, il faut que nous tenions et que nous soyons tous ensemble. » L’horreur ne s’est pas arrêtée avec la chute de Hitler où de Staline, avec les Goulag. Il existe encore des régimes politiques dictatoriaux et des camps. La parole du poète retentit encore contre toute inhumanité.
Le dire pour ne pas oublier
Avec ses murs de pierres, ses trois grands porches, ses rails traversant le plateau, vestiges du temps où le lieu était une cartoucherie, la belle salle en pierre du théâtre de l’Épée de bois se prête naturellement à la scénographie de l’univers des camps. Patrice Le Cadre s’empare de cet espace vide, tel que l’a défini Peter Brook. Par des jeux de lumières remarquables et une ambiance sonore (création de Jean-Noël Yven), le metteur en scène, inscrit une atmosphère poignante dans laquelle le récit va résonner avec une grande force.
Celui-ci est porté par Anne Coutureau. Le choix d’une comédienne pour faire entendre une voix d’homme peut paraître étrange et pourtant il n’en est rien. Il redis que l’espèce humaine est un tout, composé de masculin et de féminin. Dans le système concentrationnaire, il n’y a plus de différence. Vêtue d’un costume d’homme, enveloppé d’un grand manteau noir, elle est comme un fantôme du passé venu hanté notre présent. Son jeu est d’une droiture exemplaire. Le pouvoir de l’art dramatique sur les mots et les sentiments trouve ici tout son sens. C’est prodigieux.
Marie-Céline Nivière
L’espèce humaine de Robert Antelme.
Festival Off Avignon – Théâtre des 3 soleils
4 rue Buffon – 84000 Avignon.
Du 7 au 29 juillet 2023 à 17h35, relâche les mardis.
Durée 1h15.
Théâtre de l’Épée de bois
Cartoucherie – Route du Champ de Manœuvre
75012 Paris.
Du 5 au 15 janvier 2023.
Jeudi, vendredi, samedi à 19h, dimanche 15h.
Durée 1h20.
Adaptation et interprétation d’Anne Coutureau.
Mise en scène et lumières de Patrice Le Cadre.
Création sonore de Jean-Noël Yen.
Crédit photos Attilio Marasco.