Les talons frappent, claquent le sol. Le corps se tord, virevolte et vibre au son traînant des guitares et des chants rauques de l’aride Andalousie. Puis un silence assourdissant vient souligner les mouvements lents, précis, les pas, les gestes de la belle Malaguène. Empruntant au flamenco sa grammaire, son expressivité, Rocío Molina dépoussière la tradition, mélange les genres et signe un singulier ballet autant burlesque, envoûtant, que déroutant. Balayant les préjugés, elle transcende la féminité à sa manière, tranchante et provocatrice. Enjôleuse, elle s’amuse avec le public, le séduit. Prise à son propre jeu, emportée par l’inspiration, elle se laisse déborder noyant sa chorégraphie dans d’interminables tableaux qui perdront en route certains spectateurs et en ensorcèleront d’autres.
Dans l’écrin noir de la salle Jean Vilar du Théâtre national de danse de Chaillot, un immense carré de tissu blanc recouvre le sol et répond à l’écran géant accroché aux cintres. Quelques instruments abandonnés en bordure, une caisse de bois peinte et une chaise portant veste pailletée d’or au loin, sont les seuls éléments de décor. Tout semble immaculé, pur, virginal. Alors que la lumière éclaire le plateau, quatre ombres se faufilent. Ce sont les musiciens. Tranquillement, ils s’installent, font hurler leurs guitares déchirant la quiétude du lieu. Un son très rock résonne dans l’espace nu comme un présage. Puis, le silence, le noir.
Un projecteur illumine à nouveau le centre de la scène. Robe blanche à volants, un petit bout de femme se tient droite, immobile. C’est Rocío Molina. Avec lenteur, elle déploie ses membres, elle décortique les mouvements, les gestes, la grammaire du Flamenco. Tantôt debout, tantôt rampante, ou simplement allongée, les poignets, les chevilles décrivent de magnifiques arabesques. Ingénue, Innocente, elle se meut délicatement, elle semble nager sur le sol. Pas un bruit, outre le crissement du tissu, ne vient perturber cette danse immaculée.
Puis, tout s’accélère. La danseuse, tel un papillon de nuit, sort de sa chrysalide. Nue comme un ver, elle dévoile une autre facette de son art. aidée de ses musiciens, elle revêt sa tenue de combat, celle d’un torero, prêt à rentrer dans l’arène, à en découdre avec un « toro » imaginaire. Au rythme rauque d’une complainte andalouse, elle tourne, virevolte, se jette à terre. Elle mêle audacieusement la virilité de la tauromachie, à la féminité des pas du flamenco. Si les pas semblent plus classiques, plus proche de la tradition, Rocío Molina n’hésite pas à en modifier le sens, à en détourner les codes.
Brune, incandescente, virtuose, elle vit et respire danse. Tout son corps vibre pour exprimer ses pensées, ses réflexions sur le monde, sur sa propre existence. Femme entourée d’hommes, elle impose sa présence. Elle joue, s’amuse, provoque et nous entraîne dans une ronde burlesque, singulière, déroutante. Femme flamme, ardente, sensuelle, mutine, elle parle féminité, féminisme, société de consommation, monde perdu.
Laissant de côté, folklores et rites, elle offre au regard interloqué, conquis, de ses spectateurs une lecture moderne et dépoussiérée, un nouveau vocabulaire, au Flamenco. Elle en réinterprète les grandes lignes, s’approprie les codes pour mieux les détourner, pour les réinventer. Si parfois, elle se perd dans ses volutes effrénées, ses spirales infernales, oubliant presque qu’elle est sur scène, elle finit toujours par retrouver le chemin, le mouvement qui envoûte et fascine. Pris à son propre piège, elle se laisse totalement emporter dans sa transe, rallongeant son spectacle d’une bonne vingtaine de minutes, qui paraîtront bien longues pour certains, et prodigieuses pour d’autres.
Face à autant d’audace, de maîtrise et de virtuosité, on ne peut que saluer la performance de la belle chorégraphe. Tous ne seront pas entièrement conquis, certains déploreront le décorum kitsch de certaines scènes, d’autres le modernisme exacerbé qui fait presque oublier que Caida del cielo reste du Flamanco, enfin une poignée restera insensible aux excès « trash » de cette femme vibrante et exaltée. Déconcertés par certains tableaux et certains partis pris, les spectateurs se laissent prendre au jeu et applaudissent à tout rompre la fascinante prestation, la pureté du geste.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Caida del cielo de Rocío Molina
Théâtre National de Chaillot
1, Place du Trocadéro et du 11 Novembre
75016 Paris
du 3 au 11 novembre 2016.
Mardi, mercredi, vendredi et samedi à 20h30, jeudi à 19h30, dimanche à 15h30.
Durée entre 1h15 et 1H35
Co-direction artistique, chorégraphie et direction musicale Rocío Molina
Co-direction artistique, dramaturgie, mise en scène et création lumière Carlos Marquerie
Musique originale Eduardo Trassierra en collaboration avec José Ángel Carmona,
José Manuel Ramos « Oruco », Pablo Martín Jones
Aide à la relation au sol Elena
Costumes Cecilia Molano
Réalisation des costumes López de Santos, Maty, Rafael Solis
Direction technique, lumière Antonio Serrano
Son Javier Álvarez
Régie plateau Reyes Pipio
Assistanat à la production Magdalena Escoriza
Direction exécutive Loïc Bastos
Avec Rocío Molina (danse), José Ángel Carmona (chant), Pablo Martín Jones (percussions, musique électronique), José Manuel Ramos « Oruco » (palmas), Eduardo Trassierra (guitare)
Crédit photos © Pablo Guidali