Hors les murs, au Centquatre, l’Odéon présente Depois do Silêncio. En mêlant, comme à son habitude, théâtre et vidéo, Christiane Jatahy agence un espace pour dire le combat transgénérationnel d’une communauté de descendants d’esclaves dans le nord-est du Brésil.
Le collage effectué dans Depois do silêncio relie, à soixante ans d’écart, le documentaire Cabra Marcado para Morrer d’Eduardo Coutinho au roman Charrue Tordue d’Itamar Vieira Junior. Preuve que les torts subis par les descendants des quatre millions d’esclaves déplacés de l’Afrique au Brésil dessinent un continuum qui court jusqu’au présent. L’un des personnages l’annonce très tôt : cet esclavage existe encore, il a seulement pris d’autres formes. Plus tard, une autre explique que la montée sur scène prend pour elle le sens d’une cassure, comme si la représentation était la première étape d’une sortie vers le haut du fatalisme historique.
Depois do silêncio met en scène les héroïnes du roman d’Itamar Vieira Junior, Bibiana et Belonisia. Les deux sœurs de la communauté paysanne de la Chapada Diamantina y évoquent la perte de Severo, abattu par la police pour s’être levé contre des injustices structurelles répliquées de génération en génération. La rage de cette famille se mêle à celle du documentaire de Coutinho, pleurant l’assassinat de João Pedro Teixeira, tête de file d’une révolution paysanne assassiné en 1962.
Faire chanter les oiseaux
Le film, dont le tournage, deux ans après, avait été interrompu pour vingt ans par le coup d’état militaire, faisait rejouer aux survivants la période entourant cet assassinat politique. Jatahy reprend le même principe, mêlant acteurs et membres de la Chapada Diamantina sur scène comme à l’écran. Ils nous guident, au long d’un voyage entre fiction et réalité au sein de cette communauté du Nordeste. La distance brechtienne à laquelle Jatahy reste fidèle d’œuvre en œuvre tient ici, d’abord, à cette spontanéité construite, le caractère faussement improvisé de la conférence que vient trahir l’intégration complète du sous-titrage dans le jeu et la synchronisation millimétrée de la vidéo et la scène.
La pièce fonctionne comme une ode à cette communauté paysanne dont elle donne à voir, dans des plans larges a échelle humaine, les corps réunis. Elle fait en outre résonner le bruit de ses oiseaux (imités en direct par le musicien Aduni Guedes) et ses chansons traditionnelles, passant des hauts-parleurs aux voix des comédiens. Quitte à frôler parfois l’esthétisation, ce dont certaines images « pauvres » parviennent à nous réveiller justement. Ainsi en est-il de cette entrée dans un cimetière odieusement condamné par un propriétaire terrien néo-esclavagiste : la vie de ces esclaves modernes, c’est aussi, par symbole, ce vieux portail enfoncé de force et ces mauvaises herbes au-dessus des morts.
Une pièce sans pathos
L’une des particularités de la pièce réside dans sa manière de faire dégénérer le diaporama lancé par les comédiennes vers le cinéma augmenté. De cette manière, elle établit un lien entre le document et l’imaginaire, mettant sur un plan d’équivalence les conditions matérielles de la communauté et les constructions mythiques qui leur donnent sens. Au gré de ruptures nettes et nombreuses, Jatahy maintient un va-et-vient entre la froideur d’une leçon socio-historique et la truculence de formes cinématographiques qu’elle aime à tirer vers le terrain fantastique et horrifique.
Malgré sa proximité avec la communauté qu’elle dépeint, la pièce s’interdit tout pathos. À la place, le terrain est occupé par cette exploration du cinéma de genre, mais aussi par des touches d’humour, du jeu (admirablement servi par son très beau quatuor de comédiens, Gal Pereira, Lian Gaia, Juliana França et Aduni Guedes), et une recherche délibérée de la sophistication formelle. De cette manière, Jatahy parvient à se sortir dignement d’une équation compliquée, aux prises avec un réel traversé d’inégalités extrêmes. Dans Depois do silêncio, la question de la représentation ne s’arrête pas à une affaire de discours. Elle ne peut se régler qu’en tant que geste performatif — en partant, donc, d’un problème de mise en scène, formalisé entre la scène et l’écran.