Des chaises. Partout, dans le studio Petipa sous les combles du palais Garnier. Posées là en ligne, en rond, en carré. Tirées, soulevées, jetées. Des chaises comme des personnages, ceux à qui elles assignent leur place : debout, assis. Des meubles inoffensifs. Mais voilà, tout est là : l’offense, l’offensif, l’inoffensif… le champ lexical et émotionnel de Pina Bausch se dévoile ici, comme un jeu de cartes musicales, où les airs des années 30, 40, 50 encadrent les passages chaotiques, où la valse triste de Sibélius vient calmer le chaos pour essayer un équilibre précaire. Les femmes en hauts talons, en jupe ou robe plaquée au corps, jolie coiffure et presque toutes affichant un sourire… Les hommes en costume, anxieux et fatigués d’eux-mêmes, et pourtant jeunes et beaux. Des couples prêts à l’explosion, à la rage, et qui s’essaient à la tendresse pour mieux virer à la fureur. L’Opéra de Paris, pour ce chef d’œuvre que la chorégraphe allemande a créé en 1978, a permis à 38 danseurs — pour certains ceux qui ont participé à la création du chorégraphe Øyen — de voir leur rêve devenir réalité : danser une pièce de Pina Bausch, chorégraphe adorée dans la « Maison » depuis l’entrée au répertoire du Sacre du printemps en 1997 grâce à Brigitte Lefèvre que Pina appréciait beaucoup et d’Orphée et Eurydice en 2005. Il avait été prévu il y a quelques années que Café Müller s’inscrive aussi au répertoire, mais finalement, la chorégraphe préféra abandonner.
Hors du Wupperthal
Pour ce Kontakthof légendaire, remonté pour la première fois hors de Wuppertal et de la compagnie (en dehors des versions pour les non professionnels, seniors et adolescents), c’est Jo Ann Endicott qui dirige l’impressionnant chantier. Jo Ann, Joséphine, la ravageuse interprète de ce ballet, « son moteur » comme le lui avait dit Pina Bausch. Dans sa loge, en compagnie de sa camarade Anne Martin, qui était arrivée au Tanztheater Wuppertal quelques années après « Jo », justement pour une reprise de Kontakthof, elle raconte l’enjeu et les difficultés auxquelles elles font face : « le temps est compté et il a fallu faire des auditions avec 93 danseurs pour en choisir 38. La grande difficulté ? trouver la personne juste : ressentir l’étincelle qui nous indiquait que c’était elle et personne d’autre. Heureusement, ces danseurs sont formidables ».
Le fantôme de Pina
Tous jeunes, n’ayant jamais vu un spectacle du temps où Pina était encore là. Tous, sauf Eve Grinsztajn, unique première danseuse du casting et qui a pu travailler avec Pina quand celle-ci était venue à l’Opéra pour Orphée et Eurydice : « Malheureusement je n’ai pas été choisie pour Le Sacre, dit-elle avec une pointe de regret, et pour Orphée j’ai dû me battre pour gagner ma place. Mais Pina me connaissait comme elle nous connaissait tous. Je me souviens encore d’elle face à nous : la voir se lever, sortie de nulle part, toujours dans l’observation, dans des postures impossibles, sa grande laxité, son regard empathique, attentif, jamais satisfait. Elle pensait à ce que cela pourrait être et soudain elle se levait d’un coup, elle nous montrait le mouvement, et là, on ne pouvait que comprendre ! Ce bras qui sortait d’elle… comme un animal. Cette femme qui paraissait si peu féminine était l’incarnation même de la féminité. Ses bras, ses mains… »
C’est avec Kontakthof qu’Eve a choisi de quitter l’Opéra. Elle dansera pour la dernière fois le 31 décembre sur sa scène, à Garnier, devançant un peu la date fatidique de la retraite dans un rôle incroyable, celui d’une femme mariée, malheureuse. « Lors de l’audition, on nous a demandé de raconter une histoire d’amour. J’en ai raconté une où le garçon mourait, je crois que l’effet était assez fort pour qu’il soit jugé bon. Et la première chose que j’ai dû faire avec mon partenaire était d’enfoncer mon index dans sa narine ! Kontakthof est une pièce anthropologique, sociale, dure et que nous danseurs, nous ne devons pas analyser sinon on ne s’en sort pas. Ici le geste est dénué de tout artifice, on est au cœur d’un théâtre vivant et vrai. Nos mouvements sont limités, très précis, mais ils ne sont pas investis d’une corporalité travaillée à l’extrême. Au contraire… il faut désinvestir l’aspect performance. Il faut le juste dosage, ne pas chercher à faire le mouvement, juste le faire. »
Transmettre une œuvre phare
Mais comment transmettre toute cette matière émotionnelle, théâtrale et chorégraphique, comment ne pas trahir ? Anne Martin, qui reprenait le rôle de Silvia Kesselheim lorsqu’elle a été admise dans la troupe, se souvient, amusée, que déjà, lorsque Pina apprenait le ballet aux nouveaux interprètes, il y avait des critiques : « Oh, mais ce n’était pas du tout comme ça à la création ! » C’est inévitable. « Mais lorsque je regarde mes notes d’il y a trente ans, tout est là. Pina était si précise, si profonde, tout ce qu’elle a donné est inscrit dans mon corps à jamais. » Et les fameuses questions ? Celles que posait la chorégraphe à ses danseurs pour développer tel ou tel passage ? « L’un de ces passages importants, répond Jo Ann Endicott, porte sur la tendresse. “Soyez tendres avec vous-même, avec l’autre.” Pas facile. Mais vous savez, parfois, elle posait des questions qu’on ne comprenait pas, alors on lui demandait des précisions et elle-même disait : “oh, je ne sais plus ce que je voulais dire”. Et elle riait ! Enfin, n’oublions pas une chose, c’est que la pièce possède une structure très forte. La mise en scène, la chorégraphie sont solides, ça ne changeait jamais malgré les nouveaux interprètes. »
Alors qu’est-ce qui est difficile ? Pour Jo Ann et Anne, c’est retrouver l’authenticité de ces « life stories » qui sont la trame de Kontakthof. « Ce mot en allemand désigne une place à Wuppertal, ajoute Anne Martin, où les gens se rencontrent mais c’est aussi le mot qu’on utilise pour la cour de promenade dans les prisons. » Une évidence lorsqu’on voit la pièce.
Être au plus près de l’original
Pour les jeunes danseurs de l’Opéra, la difficulté c’est de ne pas toujours savoir ce qu’on attend d’eux. L’étoile Germain Louvet (« on l’a choisi parce qu’il était fait pour le rôle, précise Jo Ann Endicott, pas parce qu’il était étoile ! ») raconte : « Pour l’audition, j’avais vu tout ce que j’avais rassemblé sur Kontakthof, et grâce à Jérôme Bel qui avait enregistré la pièce diffusée sur une chaîne allemande, je l’ai vue en intégralité. Et puis Jo Ann et Julie Shanahan [autre danseuse mythique du Wuppertal, ndlr], qui était présente alors, nous ont lancés dans les “essais”. Elles ne nous ont pas dit que le sujet était centré sur les rapports hommes/femmes : les indications qu’elles nous donnaient étaient assez claires. Ce qui est difficile pour moi, c’est la violence. Celle qui s’exerce sur les femmes, dans le couple. Mais cette violence est là pour être montrée, dénoncée, il n’y a pas de complaisance. La partie théâtrale est la plus délicate car apprendre un langage chorégraphique nouveau, nous le faisons tout le temps, mais jouer du piano quand on ne sait pas, comme c’est mon cas, là c’est autre chose… »
« C’est sûrement violent aussi pour le spectateur, ajoute Eve Grinsztajn, et pour nous, particulièrement à l’Opéra, il y a ce questionnement intime sur les normes, comme lorsqu’au début, un danseur prend nos mensurations ou quand on danse les fameuses diagonales ou rondes et que l’une d’entre nous sort du rang, comme si on sortait du corps de ballet. Il ne s’agit pas d’introspecter mais de rester au premier degré car c’est ce premier degré qui donne à sentir toute la dimension de ce qui est joué là. Quand on est danseur classique, on travaille le corps avec le but de la perfection. Ce qu’on nous demande ici, c’est d’exploiter nos défauts sans chercher à les gommer, que nos fragilités soient perceptibles … »
Un sacré événement
Au studio Petipa, les chaises ont enfin trouvé les bons trajets, la juste place. Pour cela les danseurs ont dû répéter à de nombreuses reprises car il faut respecter l’écart entre chacune, le bon timing, ne pas fausser les chassés croisés… La danse, les danses peuvent commencer, celles qui font chavirer les corps et les cœurs, les tangos, les chansons, ces impeccables lignes que nos trente-huit danseurs dessinent, langoureux et l’air blasé, femmes conquérantes et blessées, mâles séduisants et songeurs. On s’attendrait à voir se lever une longue silhouette, la chevelure retenue en queue de cheval… La première a lieu vendredi 2 décembre. En quelques jours, les places se sont envolées…
Brigitte Hernandez
Kontakthof de Pina Bausch
Opéra Garnier
Opéra de Paris
Place de l’Opéra
75009 Paris
Du 2 au 31 décembre 2022
Crédit photos © Julien Benhamou