À L’Opéra de Rennes, l’artiste performeuse, metteuse en scène et jongleuse, associée au TNB, revisite Les Enfants terribles de Philip Glass d’après le célèbre roman de Jean Cocteau. Pour cette deuxième incursion dans le monde lyrique, Phia Ménard s’attache comme toujours à décloisonner les arts, à faire de cette œuvre rarement montée un moment décalé, déjanté. Rencontre.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir artiste ?
Phia Ménard : Je n’ai jamais cherché à être artiste. Ce n’était pas du tout un métier, une carrière qui s’inscrivait dans mon parcours, dans mon histoire. Je viens d’un milieu ouvrier. J’avais certes une sensibilité de l’humain, de la nature, des choses qui m’entourent, mais, a priori pas celle qui m’aurait rapprochée du théâtre. C’est donc par la jonglerie que je suis entrée dans le spectacle vivant. C’est la première pratique artistique qui m’a amenée finalement à la question de la représentation, du geste, de ce que signifiait être sur scène. Avec le recul, je pense vraiment que c’est à cet endroit précis que se situe le point de départ de ce qui me constitue maintenant en tant qu’artiste. La rencontre avec Jérôme Thomas, maître de la jonglerie, a été déterminante, constructive et constitutive. Au moment où je démarrais cette pratique, lui commençait à créer des pièces, à emprunter à la chorégraphie une certaine grammaire pour fabriquer des récits, au jazz une rythmique et aux marionnettes un esthétisme.
Quelles sont les rencontres qui vous ont nourrie ?
Phia Ménard : On est au début des années 1990. Je découvre le travail de Maguy Marin, d’Alain Platel. Leurs œuvres ont été des vrais chocs artistiques, qui ont complètement bouleversé mon regard sur la jonglerie notamment. Je ne voyais plus cela comme simplement un agrès, mais comme un élément qui, ajouté à d’autres, permet de faire spectacle. J’ai donc commencé à m’intéresser à la danse, à la dramaturgie. J’ai été amenée à faire la connaissance d’autres artistes, à développer mon imaginaire, à questionner la société afin d’y puiser la matière première venant nourrir mon processus créatif. Au fil de ces rencontres, que ce soit avec les œuvres ou les artistes, mon approche du monde et mon regard sur la société ont été modifiés. À partir de là, tout a changé. J’ai beaucoup observé l’art dans sa globalité, sa diversité, je m’en suis servie comme un catalyseur, un centre de rééducation qui m’a permis d’être plus légère, plus en phase avec moi-même. C’est à partir de ce moment-là que mon imaginaire, que je trouvais totalement pauvre, a grandi, s’est développé. Maintenant, il fuse. Clairement, les œuvres ont déclenché une appétence gourmande, ont réveillé mon désir, ma curiosité, ont changé mon approche de la vie. Si je suis vivante aujourd’hui, c’est parce que l’art existe et qu’il y a des œuvres.
Qu’est-ce qui vous inspire ?
Phia Ménard : Ce n’est pas vraiment quelque chose. Je dirais plutôt qu’il y a en moi des sujets qui sommeillent. C’est comme une collection d’actes, de moments, d’instants. Et de temps à autre, l’un refait surface. Je l’interroge, le tords, et petit à petit, un sujet se dégage. L’envie d’en parler, d’en travailler l’essence dans une œuvre fait jour. C’est une vraie nécessité. Souvent, ce sont des endroits de réflexion qui, de fil en aiguille, m’amènent à penser à d’autres choses, à faire ressortir des sujets que j’ai envie de traiter, qui font sens ou avec des événements sociétaux ou de ma vie. Et bien sûr, comme beaucoup d’artistes, de créateurs, les livres, les expositions et tout ce qui est du domaine artistique m’est réflectif et alimente mon imaginaire.
Vous êtes une artiste engagée…
Phia Ménard : Oui, mais à partir du moment où l’on crée, on est forcément engagé. Créer une œuvre, c’est une prise de parole. Tout ce qui nous entoure nourrit notre travail et nous y faisons chacun, à notre manière, écho. Et puis ce n’est jamais un danger de prendre des positions politiques, sociétales. Nous n’avons pas de raison d’avoir peur. Être artiste dans une société, c’est faire partie de la société, mais c’est faire partie de la société d’une certaine manière, car contrairement à beaucoup, nous avons les moyens d’exprimer nos opinions. C’est ce que disait d’ailleurs très bien Tarkovski : une société ne peut exister sans artiste. Il faut qu’il y ait une personne qui se dévoue pour renvoyer à la société ce qu’il en perçoit. C’est ça, au fond, le rôle de l’artiste. Mais est ce que créer suffit ? Pour ma part, non. Peut-être parce que je viens d’un milieu ouvrier, que la lutte est dans mon ADN. Ou peut-être que c’est aussi une forme de psychanalyse. Certainement un peu des deux.
Dans le cadre du Festival du TNB, Arthur Nauzyciel présente La Ronde de Schnitzer qu’il a monté avec la troupe du théâtre national de Prague. Vous en signez la chorégraphie…
Phia Ménard : Mon intervention est très minime. Arthur m’a demandé d’avoir un regard chorégraphique sur l’œuvre, voir comment le mouvement, une certaine gestuelle pouvait venir imager au plateau les non-dits, les pointillés qui, dans la pièce de Schntizler, remplacent les scènes de sexe. C’est un matériel forcément passionnant à travailler ; après, cela n’a pas été simple, notamment en raison de la barrière de la langue, mais aussi dans la confrontation des cultures. Nos deux sociétés sont très différentes. Nous n’avons pas les mêmes codes ni les mêmes manières d’appréhender la sexualité. De plus, le théâtre national de Prague est l’équivalent tchèque de la Comédie-Française : leur approche du théâtre est très particulière, très ancrée dans une forme de traditionalisme. Le théâtre d’Arthur est très contemporain. Il a donc fallu un temps d’adaptation. Après, très étrangement, ce sont des machines de guerre théâtrales. Une fois qu’ils ont compris là où Arthur et moi voulions en venir, ils ont été incroyables. Après avant que je ne sache quelle était la pièce qu’il souhaitait monter, avec le peu que j’avais comme infos, c’est-à-dire l’idée d’amener la sexualité sur le plateau, j’avais envisagé une sorte de farandole, de rituel rappelant un peu celui que j’avais déjà travaillé sur Saison sèche. Je voulais quelque chose d’assez ludique, d’enfantin, et en même temps d’inquiétant, créer une autre ronde à l’intérieur de celle de Schnitzler… Je me suis beaucoup amusée sur ce projet.
En parallèle, vous présentez votre deuxième opéra, une adaptation des Enfants terribles de Philip Glass d’après le roman de Cocteau. Comment est né ce projet ?
Phia Ménard : Avant tout, c’est une commande. En 2018, j’avais mis en scène Et in Arcadia ego, d’après une composition lyrique imaginée à partir des œuvres de Jean-Philippe Rameau. L’expérience m’avait beaucoup plu. J’avais l’envie de poursuivre mon insertion dans le champ lyrique, opératique. Mais jusqu’à présent, je n’avais pas trouvé matière qui m’intéressait ou que j’avais envie de travailler. Lorsque la Coopérative m’a proposé de monter Les enfants terribles, que Philip Glass a composé en 1996, en quelque sorte, toutes les planètes se sont alignées. J’aime énormément la musique minimaliste américaine. Elle fait partie de mon quotidien. Depuis quasiment trente ans, elle nourrit mon imaginaire. Lorsque l’on relit l’œuvre de Cocteau, même si la langue peut paraître un tantinet désuète, les sujets abordés s’avèrent clairement d’actualité. Ce qui m’a vraiment décidée, c’est qu’il n’y avait aucune temporalité dans le roman, ce qui permettait tous les imaginaires. L’action est un huis-clos, cela parle d’homosexualité, d’amour, de mort, de perte, de passion, d’identité de genre. Paul, l’amoureux, réapparaît sous les traits d’une femme, Agathe. C’est un terreau riche qui forcément me fascine.
Comment est venue l’idée de situer l’opéra dans un EHPAD ?
Phia Ménard : Justement. Le fait que la notion de temps soit indéfinie et que, dans le roman, tout se passe dans une chambre. J’ai tout de suite eu l’idée de faire de ces enfants des personnes âgées se souvenant de leur jeunesse. J’ai donc logiquement situé l’action dans une maison de retraite. Cela permettait vraiment d’ouvrir sur de nouveaux champs, comme la possibilité d’aimer même à quatre-vingts ans.
Monter un opéra déjà existant, cela n’entraîne-t-il pas trop de contraintes ?
Phia Ménard : Clairement, ce n’est pas simple, mais dans la contrainte l’imaginaire fuse, trouve des terrains de jeu formidables. Tu n’as pas le choix que d’inventer, de trouver ta place. Bien sûr, il faut respecter la musique, le chant, mais tu trouves toujours des endroits où immiscer ta patte, ta créativité. Et puis c’est vraiment une expérience magnifique, qui permet d’avancer, d’aller sur des terrains moins rebattus, de se réinventer ou d’affirmer certaines lignes, certains styles. Par ailleurs, travailler avec Emmanuel Olivier, qui est une personne extraordinaire, avec un cast fantastique et généreux, ça aide, ça stimule. Ensemble, nous nous sommes beaucoup amusés. Je pense que cela se ressent au plateau.
Avez-vous d’autres projets en tête ?
Phia Ménard : L’année prochaine, je devrai créer art. 13, un solo pour une interprète et une statue, dans lequel j’interroge notre capacité à franchir les frontières. Je pars du constat simple que depuis plusieurs années, nous essayons de faire progresser nos sociétés, on détruit tout, mais on garde le socle. Que se passe-t-il si pour une fois, on s’attaque aux fondations ? En parallèle, je prépare aussi Femmes de ruine, un spectacle qui devrait voir le jour en 2024, dans la veine de mes autres créations autour des violences faites aux femmes, un sujet toujours brûlant qui me touche profondément. Et enfin, j’avoue, j’aimerais bien remonter Belles d’hier. Peut-être en 25 ou 26.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Les enfants terribles de Philip Glass
Mise en scène de Phia Ménard
Direction musicale d’Emmanuel Olivier
Opéra de Rennes
Jusqu’au 20 Novembre 2022
Tournée
les 26 et 27 novembre 2022 à l’Atelier Lyrique de Tourcoing
les 1er et 2 décembre 2022 au Bateau Feu, Dunkerque
le 7 décembre au Théâtre Impérial – Opéra de Compiègne
les 10 et 11 janvier 2023 aux 2 Scènes, Besançon
du 17 au 20 janvier 2023 à La Comédie de Clermont-Ferrand
les 1er et 2 février 2023 à la MC2 : Maison de la Culture de Grenoble
les 10 et 11 février 2023 au Théâtre National Wallonie-Bruxelles
du 23 au 26 février 2023 à la MC93 : Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis Bobigny
La Ronde d’Arthur Schnitzler
Mise en scène d’Arthur Nauzyciel
Regard Chorégraphique – Phia Ménard
avec la troupe du Théâtre national de Prague
du 23 au 26 novembre 2022 au Festival du TNB
Crédit portrait © Éric Féferberg / AFP
Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage