Dans le cadre de la Nuit du cirque, Alexandre Fray et sa compagnie Un Loup pour l’homme présentent, à La Brèche – Pôle national cirque en Normandie – Cherbourg en Cottentin, leur dernière création Dans l’espace. S’inspirant de l’œuvre de Fabio Viscogliosi, l’artiste circassien signe un spectacle sous chapiteau pour quatre acrobates et deux musiciens live, qui s’intéresse aux interactions entre l’être humain et des forces environnementales. Rencontre.
Comment est née l’idée d’adapter à la scène circacienne l’œuvre de Fabio Viscogliosi ?
Alexandre Fray : Dégoté par hasard au fond d’une librairie d’occasion à Montréal au début du parcours de la compagnie, l’ouvrage Dans l’Espace a exercé tout ce temps sur moi une étrange fascination. Il a accompagné insidieusement nombre de labos et d’étapes de recherche. Je suis, à chaque fois que je m’y replonge, frappé par le nombre de passerelles qu’il propose, à son insu, entre nos pratiques de cirque et le travail d’Un loup pour l’homme en particulier. Le trait est superbe, le prologue est une merveille, et la mise en perspective de nos indivualités, interdépendantes, à la fois à l’autre et au mystère insondable de nos éphémères existences lie subtilement physique et métaphysique. Malheureusement, je dois vous avouer à ce point que l’ouvrage est épuisé, et que j’achète encore les rares exemplaires que je repère sur le net…
Plus encore, mon amour d’un cirque conçu comme un théâtre physique, une arène de corps actant, a toujours été intrigué par ces deux personnages à tête d’animaux, comme masqués, toujours liés dans leur devenir, sans jamais se regarder directement. Parfaitement dépendants, ignorant et mortels. A l’image de cet acrobate social, faillible, et malgré tout innocemment entreprenant que je m’attelle à faire apparaitre en piste.
Dans l’Espace porte le même titre, car nos enjeux sont similaires et que j’assume parfaitement la relation et l’hommage que je dois à l’œuvre de Viscogliosi, qui m’impressionne également par sa propension à ne pas s’attacher à un seul media, mais à naviguer entre dessin, musique, et littérature. Il ne s’agit pourtant pas d’une adaptation à proprement parler, mais d’une libre et riche inspiration, aux côtés d’autres, plastiques ou scientifiques notamment.
Comment avez-vous travaillé l’écriture de ce spectacle combinant acrobates et musiciens ?
Alexandre Fray : Il a fallu d’abord identifier les acteurs en présence, et en particulier matérialiser nos partenaires de jeu, ces formes de la matière qui dessinent à nos côtés leurs champs de forces. Sélectionné au fur et à mesure du processus, ils s’avèrent in fine, peu nombreux, ramenés leur propriété essentielle : le minéral, roche ou sable, qui concentre en un point, sa masse, sa propension à peser vers le bas, la barre de cuivre, ligne de métal coupant le volume en deux, la sangle, vouée à lier et tracter, la guinde qui suspend, permet l’oscillation du pendule, ouvre la verticale, l’échelle de bois qui permet de tenter de s’y hisser.
C’est en quelques sortes les molécules primaires à partir desquelles reconstruire notre propre cosmos. À l’instar de notre travail de réinvention du langage acrobatique, où dialoguent dès l’origine les corps et les rôles du porteur et du voltigeur, tout est à nouveau ici histoire de relation. Reconsidérer le statut d’objet et de sujet était un point de départ, mais les protagonistes sont plus nombreux, et entretiennent de multiples relations : la musique et la scénographie établissent ensemble le paysage, l’objet est sculpté par la lumière, le sable crée du son…
L’enjeu devint surtout une question d’articulation, au sein des scènes, proposées souvent par l’objet, mais surtout entre elles. Comme dans la bande dessinée, où coopèrent souvent dessinateur et scénariste, la prise en charge de l’espace et du volume particulier au chapiteau et au circulaire, se double pour cette pièce d’une attention particulière au découpage. Planche après planche, case après case, se constitue l’ordre des choses.
En quoi, c’est important pour vous de participer à la Nuit du Cirque ?
Alexandre Fray : La trajectoire de notre travail va de pair avec l’évolution contemporaine des arts du cirque. La nuit du cirque est un événement national, voire un peu plus, qui permet désormais de déployer à un moment précis, sur l’ensemble des territoires, un vaste ensemble des œuvres qui édition après édition, constituent ces constellations en évolution. Même si nous ne sommes nous-mêmes bien évidemment qu’à un endroit donné, cela permet, d’y discourir à distance avec nos collègues de nos partis-pris, de nos esthétiques ; de se sentir liés à cette histoire en mouvement. D’avoir la sensation mixte de l’écrire et d’y inscrire.
Je suis personnellement à ce moment où j’ai la chance de voir encore jouer ceux qui avant moi, ont ouvert la voie à ce développement, et façonné en creux ou en plein mes propres aspirations, alors que poussent également de jeunes équipes, qui prolongent, tordent, nouent des ramifications nouvelles.
À votre avis, que faut-il faire pour rendre plus visible le cirque contemporain, le sortir des clichés ?
Alexandre Fray : Il faut créer. Il faut jouer. Il faut être honnête et fidèle à nos propres aspirations, et résister absolument aux sirènes d’un certain succès ou de peurs latentes.
Sans fausse prétention aucune, nous n’avons plus à prouver que le cirque porte en lui les potentiels de riches dramaturgies, une propension à se renouveler, à digérer les évolutions du temps, une capacité à parler aux sens de chacun, une robustesse et une frugalité capables de l’adapter au futur qu’il nous appartient de modeler.
Il porte aussi toujours en lui ses propres travers, son culte parfois douteux du corps, ses virilités musculeuses et ses féminités dénudées, ses poudres aux yeux, ses mensonges et ses facilités à flatter ou à se complaire.
C’est preuve qu’il est à notre image, d’individu comme d’humanité, en proie à ses démons, capable et faillible, nécessairement d’aujourd’hui, responsable de son devenir.
Il faut y œuvrer ensemble, institutions, lieux, compagnies, artistes, publics, et cultiver cette solidarité un peu spécifique de notre secteur, pour évacuer les écueils de domination et d’assignation à des rôles de vendeurs et d’acheteurs de bien culturels que le modèle tend à nous imposer.
Il faut résister aux injonctions et cultiver la confiance.
Il ne faut pas dire, il faut.
Faisons, simplement.
Créons.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Dans l’espace d’Alexandre Fray
Création de la Cie Un Loup pour l’homme
La Nuit du Cirque
La Brèche – Pôle national cirque en Normandie – Cherbourg en Cottentin
les 11 et 12 Novembre 2022
Reprise
Du 9 au 11 décembre 2022 Le Tandem, scène nationale – Arras (62)
Du 10 au 12 mars 2023 Théâtre municipal de Coutances (50), dans le cadre du festival Spring
Du 6 au 13 avril 2023 La FaÎencerie, scène conventionnée art et territoire de Creil (60)
Du 25 au 27 mai 2023 Espace St So à Lille, avec le Prato Pôle national cirque
Du 7 au 9 juin 2023. Festival Ay roop, Rennes (35)
DU 16 au 18 juin 2023 Transversales, scène conventionnée cirque de Verdun (55)
Crédit portrait © Valérie Frossard
Crédit photos © Valérie Frossard