Comment une fille de banquier suisse, qui a commencé sa carrière dans les colonnes du magazine Vogue, est-elle devenue, au cinéma, l’une des porte-voix des mouvements populaires de la gauche de son époque, les années 1970 ? Rembobiner revient sur l’arrivée curieuse de Carole Roussopoulos au cinéma. En 1967, sous les conseils de Jean Genet, la jeune femme, devenue parisienne, est une des premières à acquérir, avec ses indemnité de licenciement, un Portapak – premier enregistreur vidéo commercialisé par Sony. Caméra au poing, elle se rend de piquets de grève en assemblées générales et part à la rencontre des voix qui s’élèvent contre les injustices et les inégalités. Concentrés sur les visages et la parole, ces films de Roussopoulos sont autant des supports documentaires que les portraits d’individus engagés dans des luttes.
Archives militantes
Sur scène, les artistes du collectif Marthe recréent le dispositif filmique de la documentariste en l’inversant — pas de vidéo dans ce portrait de cinéaste, mais un rétroprojecteur vintage qui surcadre les bustes d’une galerie de personnages incarnés au plateau par Aurélia Lüscher, pendant que Marie-Ange Gagnaux (en alternance avec Itto Mehdaoui), à flanc de scène, à la fois narre le parcours de Roussopoulos et l’incarne. Il y a Monique, l’ouvrière de Lip, filmée en 1973, pour laquelle la grève est la découverte d’une émancipation jamais éprouvée auparavant, ou encore les militantes du MLF. Il y a aussi la galerie de sympathisants du FHAR (le front homosexuel d’action révolutionnaire, né dans la foulée de mai 68 et actif jusqu’en 74), des gays et lesbiennes se livrant sur les réflexions et les émotions que suscite en eux la naissance d’un mouvement homosexuel radicalement neuf. Il y a l’une des actrices de Sois belle et tais-toi ! de Delphine Seyrig, filmé et monté par Roussopoulos, et une des femmes en plein avortement de Y’a qu’à pas baiser (1971).
Composant, à partir du matériau documentaire formé par Roussopoulos sur ces terrains de luttes, un théâtre artisanal d’incarnation, fait de costumes, postiches, papiers calques et décors bricolés, Marie-Ange Gagnaux et Itto Mehdaoui rendent hommage à une vidéaste pionnière et rappellent combien ses travaux comptent dans l’archive des mouvements révolutionnaires et radicaux de la seconde moitié du XXe siècle. Dans le même temps, au gré d’une approche presque pédagogique centrée sur un fragment du parcours de la documentariste, Rembobiner perd aussi quelque chose de la sensibilité de la caméra de Roussopoulos, sa façon de balayer et d’embrasser les foules militantes et leurs visages. Et dans la sélection des extraits mis en scène, l’écriture porte parfois son choix du côté de l’anecdote.
L’œilleton militant
Il n’empêche qu’à la suite de deux films (Carole Roussopoulos, une femme à la caméra d’Emmanuelle de Riedmatten en 2011 et Delphine et Carole, insoumuses de Callisto McNulty en 2021), la pièce de Gagnaux et Mehdaoui participe d’une revalorisation bienvenue, ludique et joyeuse de l’héritage de la vidéaste disparue en 2010. Il ne s’agit pas seulement de rappeler son rôle incontournable dans une avant-garde de femmes réalisatrices, mais également de sortir des paroles politiques et révolutionnaires du tiroir des archives. Rendant ainsi évident qu’un retour dans l’œilleton de Roussopoulos peut encore nous aider à penser notre époque.
Samuel Gleyze-Esteban
Rembobiner de Marie-Ange Gagnaux et Itto Mehdaoui
Théâtre public Montreuil
Hors-les-murs
Du 26 au 28 janvier 2024 à la Salle Polyvalente du Collège Oum Kalthoum
En partenariat avec la Maison des Femmes de Montreuil, 87 rue Lenain de Tillemont.
Du 30 janvier au 1er février à La Parole Errante, 9 rue François Debergue.
Les 2 et 3 février au Musée de l’Histoire vivante, 31 Boulevard Théophile Sueur (parc Montreau).
Théâtre L’Athénée-Louis Jouvet – salle Bérard
2-4 Sq. de l’Opéra-Louis Jouvet
75009 Paris
Tournée
Du 6 au 10 novembre 2022 (off le 7) au Théâtre de la Croix-Rousse – Lyon
Du 14 au 19 novembre 2022 à la MC2: Grenoble
Le 9 mars 2023 à La Passerelle – Saint-Just-Saint-Rambert
Les 16 et 17 mars 2023 au Centre culturel de La Ricamarie
Le 9 mai 2023 à l’Auditorium de Seynod, Annecy
Écriture et conception de Marie-Ange Gagnaux et Itto Mehdaoui
Avec Aurélia Lüscher, et en alternance, Marie-Ange Gagnaux et Itto Mehdaoui
Mise en scène et dramaturgie de Clara Bonnet, Marie-Ange Gagnaux et Itto Mehdaoui
Regard extérieur d’Aurélia Lüscher
Régie générale et scénographie de Clémentine Pradier
Création silhouettes et postiches de Cécile Kretschmar
Création son de Benjamin Furbacco
Crédit photos © Théâtre du Point du Jour