Aux Abbesses – Théâtre de la Ville, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, le metteur en scène suisse imagine un dialogue poignant avec l’au-delà et signe une œuvre hybride entre scène et écran, illuminée par la présence singulière d’Ursina Lardi de la Schaubühne de Berlin.
Une femme en survet’ gris, gilet rouge, sort d’une porte dérobée, monte sur scène, s’installe tranquillement sans faire attention au brouhaha qui règne dans la salle. D’un carton, elle sort quelques objets, des photos, un dossier bleu, des papiers, qu’elle dépose sur un piano noir à queue. Au loin, des cloches se font entendre, celles de l’église voisine, Saint-Jean de Montmartre, ou celles plus lointaines de la Suisse où a grandi la comédienne. Imperceptiblement, présent et passé se confondent. Plongeant dans ses souvenirs d’enfance, Ursina Lardi évoque sa première rencontre avec la mort, la première fois qu’adolescence, sur un hippodrome, elle l’a regardée droit dans les yeux, en l’occurrence ceux d’un cheval s’étant brisé une patte sur un champ de course.
Le théâtre pour exorciser la mort
De cet évènement dramatique mâtiné à l’œuvre du dramaturge autrichien, Hugo von Hofmannsthal, Jedermann, Milo Rau et Ursina Lardi tissent un récit d’outre-tombe, où s’entremêlent histoires personnelles de la comédienne, catharsis du théâtre et les derniers souhaits d’une mourante, décédée depuis. En imaginant un dialogue entre la comédienne, bien réelle, et le spectre d’Helga Bedau, cette femme aux cheveux blancs, qu’un cancer du pancréas tue à petit feu, présente par vidéo interposée, le metteur en scène continue à confronter le spectateur au réel, à ses tragédies. Après avoir abordé génocide, crimes de guerre, meurtre homophobe et suicide, il questionne notre rapport à la mort, notre manière de l’aborder, d’y faire face. Croyant à la force du collectif, l’ancien étudiant en sociologie, nourri à la pensée bourdieusienne, propose de réfléchir ensemble par un processus d’immersion théâtrale et intellectuelle, à une manière d’apaiser nos peines, d’affronter nos fantômes, de rendre tolérable le deuil de nos proches.
De la scène à l’écran
Théâtre expérimental, performance, hybridation des arts, Milo Rau explore les formes, explose les frontières, joue à la marge. Avec ingéniosité, il cisèle une œuvre qui dépasse le cadre de la scène, s’aventure en coulisses, décale nos perceptions du réel. Propulsant sa comédienne, dans un écrin surréaliste – Un piano, un écran, quelques cartons, deux gros rochers et des flaques d’eau servent d’unique décor – , il provoque une étrangeté, un état réflectif, la nécessité de faire cause commune, de réagir, d’aller bien au-delà du moment présent, de la représentation scénique, pour interroger ensemble un état, la possibilité de croire à un après, d’imaginer que la mort n’est qu’un passage.
Avec Everywoman, crée en 2020 au Festival de Salzburg, Milo Rau met le théâtre en abyme à travers un objet scénique singulier, déroutant, et offre à Helga Bedau, un dernier tour de piste à l’écran, à Ursina Lardi, un rôle troublant, intense de passeuse.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Everywoman de Milo Rau et Ursina Lardi
Festival d’Automne à Paris
Théâtre des Abbesses – Théâtre de la Ville
31 rue des Abbesses
75018 Paris
Jusqu’au 28 octobre 2022
Durée 1h20
Mise en scène de Milo Rau
Décor & costumes d’Anton Lukas
assistante costumes – Ottavia Castelotti
vidéo de Moritz von Dungern
son de Jens Baudisch
dramaturgie de Carmen Hornbostel & Christian Tschirner
recherche – Carmen hHornbostel
lumières d’Erich Schneider
igurants vidéo – Georg Arms, Irina Arms, Jochen Arms, Julia Bürki, Keziah Bürki, Samuel Bürki, Achim Heinecke, Lisa Heinecke
Crédit photos © Armin Smielovic