Au théâtre des 13 vents, à Montpellier, les deux co-directeurs initient avec Institut Ophélie, second volet d’un diptyque consacré aux deux figures emblématiques du Hamlet de Shakespeare, une réflexion éclairée, politique et caustique sur la place des femmes dans le monde d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
En ce soir d’été indien, il y a foule au domaine Grammont. Le public montpelliérain, de tout âge, de tout milieu, est venu en nombre pour découvrir la dernière création de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano. Il faut dire que la proposition est alléchante, raconter la Femme, sa destinée à travers les âges, en se servant du personnage d’Ophélie, l’amoureuse sacrifiée d’Hamlet comme fil conducteur, référence littéraire et représentation culturelle des fondements sociaux de nos sociétés contemporaines. Le pari est audacieux, les deux artistes le relèvent clairement haut la main.
Âme errante
Pieds nus, robe noire d’un autre temps, Ophélie (irradiante Conchita Paz) fait les cent pas, marmonne, s’irrite, s’agace. Une porte ouverte, des spectateurs discutant le bout de gras, d’autres faisant grincer leur siège en s’installant, empêche le fil de sa pensée. Ça turbine sec dans sa tête. Belle, jeune, toujours vierge, et définitivement très morte, elle a des choses à dire. Non, elle n’est pas ce mythe féminin de l’éternelle folle suicidaire, qui naît de l’engouement pour l’œuvre de Shakespeare au milieu du XIXe siècle. Elle est bien plus que cela et veut que l’on écoute sa voix, sa diatribe drôle, lucide, sans concession, qu’on dépasse l’image d’Épinal de ce deuxième sexe dit faible. Finie d’être cantonnée aux utilités, d’être hors cadre, c’est en pleine lumière, au centre d’une scène grise, rappelant quelques appartements bourgeois, quelques antichambres grises, qu’elle entend se tenir et exister.
La Femme, des femmes
Libérée de l’ombre, elle danse, virevolte, se laisse porter par le flow chaloupé, entêtant de la fameuse Mascarade d’Aram Katchaturian. Enfin, personnage à part entière, Ophélie traverse les époques, les siècles. Tour à tour putain, mère, bonne-sœur, avorteuse ou hystérique enfermée dans l’institut de Charcot, elle se glisse dans les clichés, les visions archétypales qui collent à son sexe. Elle en démonte les schémas patriarcaux, les stéréotypes que notre éducation judéo-chrétienne nous inculque depuis la plus petite enfance. Refusant un quelconque fil narratif, elle invite le public à entrer dans une ronde folle, débridée, qui n’est pas sans rappeler celle de Schnitzler, où se confronte, s’affronte représentation de nos inconscients collectifs et réalité de la femme, des femmes dans un monde d’hommes.
Sexisme vs féminisme
Elle court, elle court la plume d’Olivier Saccomano, jamais ne s’arrête. Elle convoque Angela Davis, Deleuze, Simone de Beauvoir, Andy Warhol et tant d’autres. Elle questionne préjugés et a priori. Elle s’attache aux faits, aux grands mouvements de pensées qui ont fait évoluer mentalité et société, sans pour autant s’appesantir. De la cadence, du rythme, il faut que le temps défile, que la femme sorte de ses fourneaux, remplace l’homme parti à la guerre, qu’elle s’affirme pleine et entière. Très inspiré, l’auteur et dramaturge déplace la focale, angle l’histoire de l’humanité autrement, offre un autre point de vue clairement féministe et révolutionnaire. Le Christ en croix devient objet de fantasme pour des nonnes en manque, Marie, une vierge sacrificielle et consentante, violée par trois fois, les ateliers de pensée des lieux où on cause, on déblatère, on tord la réalité pour mieux la faire rentrer dans le moule. Ici, on s’amuse, on rit, on se moque, on joue. En s’emparant de cette matière fragmentée, kaléidoscopique, foisonnante, Nathalie Garraud imagine un tourbillon de corps, de mots, une machine à déconstruire les mythes, une mise en scène qui permet de contextualiser de manière ludique et aiguisée les luttes féministes. C’est limpide, percutant, totalement baroque et profondément intelligent.
En finir avec l’Ophélie préraphaélite
Elle prend cher l’amoureuse d’Hamlet, noyée dans les eaux algueuses, boueuses du Danemark. Elle avait besoin de cet uppercut pour se sortir de son image par trop figée, statufiée, pour ne plus être muette, pour déboulonner les fondations sexistes du monde. Il fallait passer par tous ses concepts rétrogrades, où la femme est soumise à l’homme dominant, cantonné à faire à manger, à servir mari et enfants, pour qu’enfin éclatante, vibrante, humaine, telle une Liberté, une Marianne, débarrassée de ses oripeaux, de tout objet, de tout lien avec la vie matérielle, elle puisse appeler, dans un dernier souffle, ses sœurs de combat à se rallier à ce nouveau cri salvateur et viscéral : « Tenez bon« .
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Montpellier
Institut Ophélie, une pièce de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano
Théâtre des 13 vents
Domaine de Grammont
Avenue Albert Einstein
34000 Montpellier
Jusqu’au 20 octobre 2022
Durée 1h35
Tournée
Les 8 et 9 décembre 2022 à L’Archipel, Scène nationale de Perpignan
Du 12 au 23 janvier 2023 au T2G, Centre dramatique national de Gennevilliers
Le 7 mars 2023 au Liberté, Scène nationale de Châteauvallon
Les 14 et le 15 mars 2023 à L’Empreinte, Scène nationale Brive-Tulle
Du 23 au 25 mars 2023 à La Comédie, Centre dramatique national de Reims
Les 30 et 31 mars 2023 au Théâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence
Les 13 et 14 avril 2023 au Théâtre du Grand Marché, Centre dramatique national de l’Océan indien, La Réunion
Les 19 et 20 mai 2023 aux Halles de Schaerbeek, Bruxelles
Texte d’Olivier Saccomano
mise en scène de Nathalie Garraud Assistée de Romane Guillaume
avec Mitsou Doudeau, Zachary Feron, Mathis Masurier*, Cédric Michel*, Florian Onnéin*, Conchita Paz*, Lorie-Joy Ramanaidou*, Charly Totterwitz* et Maybie Vareilles
scénographie de Lucie Auclair et Nathalie Garraud
costumes de Sarah Leterrier
lumières de Sarah Marcotte
son de Serge Monségu
* Troupe Associée au Théâtre des 13 vents
Crédit photos © Jean-Louis Fernandez