Présenté en septembre aux Zébrures d’Automne, à Limoges, L’amour telle une cathédrale ensevelie de Guy Régis Jr. s’apprête à investir le mois prochain le Théâtre de la Tempête. Entre théâtre et opéra, le bouleversant deuxième volet de la Trilogie des dépeuplés chante l’exil d’Haïti et ses déchirures.
Une certaine attente entourait la création de L’Amour telle une cathédrale ensevelie, en septembre dernier à Limoges. Tête de file du théâtre contemporain en Haïti, la pièce de Guy Régis Jr. avait déjà mis la puce à l’oreille des spectateurs limougeauds lors d’une lecture dirigée par Catherine Boskowitz aux Zébrures de printemps 2021. C’est dans la grande salle du Théâtre de l’Union dirigé par Aurélie van den Daele qu’a eu lieu la première, s’élevant à hauteur des promesses.
On voit la cathédrale qui inspire le titre de la pièce dans quelques projections à l’arrière du décor — Notre-Dame de l’Assomption, à Port-au-Prince, ou ce qu’il en reste depuis le séisme de 2010. Un squelette incomplet, une nef jamais reconstruite, à l’image de son pays. Ce très beau titre fonctionne comme un fabuleux raccourci de la catastrophe macroscopique à la déchirure familiale. Il ne s’agit cependant pas, ici, de redire le lien de causalité du politique à l’intime. La pièce cherche plutôt à décrire sensiblement la condition inextricable qui accable son héroïne : celle d’un apaisement impossible, contrarié qu’il est par les fantômes du passé dont les cris résonnent depuis la terre-mère.
Rêves de la vie conjugale
Les scènes de la vie conjugale qui ouvrent L’Amour telle une cathédrale ensevelie sont comme un rêve de théâtre, d’abord en raison de leur beauté ténébreuse, mais également parce qu’elles sont construites telles des allusions elliptiques, comme l’on s’assoupirait et se réveillerait de nos songes. Enfin, parce qu’elles ont la forme des grands récits qui habitent l’inconscient. Une structure essentielle, primaire, un motif de l’imaginaire collectif dans l’art : la scène de couple en tant que déchirement de deux subjectivités devenues incapables de s’entendre.
L’appartement est situé à Montréal. Elle (Nathalie Vairac, à qui la pièce est dédiée) vient d’Haïti, lui (Frédéric Fachena) est québécois. Leur mariage est un arrangement : il l’a rencontrée sur l’île lors d’un voyage et l’a ramenée avec lui ; elle a obtenu ses papiers, maintenant ils vivent ensemble, et l’amour, si tant est qu’il ait existé, s’est tari. « Je hais ton pays », lui hurle-t-elle au début de la pièce. Mais à l’intérieur de ce déroulement archétypal finit par surgir, comme une déflagration, l’évocation du fils resté à Haïti. La voilà, la raison sous-jacente des conflits, la complication qui gangrène le couple de l’intérieur mais ne cessait jusqu’alors de se dérober derrière d’autres prétextes. Brièvement, à la faveur du magnifique et très plastique travail vidéo de Dimitri Petrovic, le visage du jeune homme apparaît sur l’écran comme un mirage.
L’église-théâtre
Guy Régis Jr. travaille dans son théâtre les événements qui agitent son pays, mais il s’en distancie et aère son rapport au sujet à travers une recherche formelle qui lorgne vers l’intemporalité des grandes œuvres, plutôt que de chercher à offrir un commentaire circonstanciel. La parole, logorrhéique et viscérale, est laissée à la vie conjugale ; la part la plus actuelle du spectacle, elle, se traduit dans le chant — celui, imaginé, de boat people haïtiens en partance pour un « Kanada » chanté en créole, et dont le personnage du fils est la tête de file.
Il faut voir l’audacieux enchaînement par lequel l’espace de l’appartement se désactive, ses deux personnages quittent le plateau et laissent place à ce chœur haïtien (Dérilon Fils, Déborah-Ménélia Attal, Aurore Ugolin et Jean-Luc Faraux) venu chanter comme une élégie le récit de cet enfant qui a pris la mer. C’est une idée de théâtre antique, qui renvoie directement aux Suppliantes d’Eschyle demandant l’asile aux portes d’Argos, superposée à des images télévisuelles, paradoxalement aveuglantes, de migrants sur leurs embarcations. Magnifiques et bouleversants, ces chants constituent un sommet d’émotion et reconfigurent le retour à la scène intime, qui s’achève finalement dans un monologue porté aux limites de la saturation par Nathalie Vairac.
À mesure qu’elle avance, la pièce finit par ressembler à l’édifice qui lui donne son titre, avec sa structure toute architecturale se dressant comme un lieu sacré pour recueillir la douleur. Si elle se distille tout au long du spectacle, la guitare d’Amos Coulanges, en bord de scène, ne travaille pas tant un accompagnement d’ambiance qu’une sorte de contrepoint aux tonalités tragiques de la pièce. Ces jeux de contrastes participent d’une composition à la fois schématique et sophistiquée. Quand elle produit d’aussi belles visions, on ne peut que saluer cette ambition formelle, ce sens du geste qui va à l’encontre des fausses modesties et s’élève par là contre les représentations misérabilistes. Transposée à la petite salle de la Tempête, à la Cartoucherie, la pièce devrait résonner encore différemment, dans une intimité nouvelle. Elle constitue d’ores et déjà l’un des joyaux rares de cette année théâtrale.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Limoges
L’Amour telle une cathédrale ensevelie de Guy Régis Jr.
Zébrures d’Automne 2022 – Théâtre de l’Union
20 Rue des Coopérateurs
87006 Limoges
Tournée
Du 11 novembre au 11 décembre 2022 au Théâtre de la Tempête, Paris
Mise en scène : Guy Régis Jr.
Assistante à la mise en scène : Hélène Lacroix
Compositeur et guitariste : Amos Coulanges
Scénographe : Velica Panduru
Créatrion vidéo : Dimitri Petrovic
Créatrice lumière et régie lumière : Marine Levey
Régie générale et régie plateau : Samuel Dineen
Avec Nathalie Vairac, Frédéric Fachena, Dérilon Fils, Déborah-Ménélia Attal, Aurore Ugolin, Jean-Luc Faraux
Crédit photos © Christophe Péan