Le décor est minimaliste. Juste quelques accessoires, un lit sombre, recouvert de drap de satin noir, une chaise, une table, pour que prenne vie ce récit de vie, cette histoire hors-norme d’une adolescente de 14 ans tombée sous l’emprise amoureuse, à son corps défendant, mais au cœur aveuglement épris, d’un homme de 49 ans. Côté cour, repliée dans un coin, assise au pied du musicien Pierre Belleville et de sa batterie, Ludivine Sagnier observe le public prendre place. Les lumières ne sont pas éteintes, que déjà un leitmotiv sonore entêtant, itératif, emplit l’espace.
Un être de papier
En un battement de cil, la comédienne se glisse dans la peau de V., fait face au public, le scrute d’un regard franc, net, avant de disparaître derrière un voile translucide qui sert de fond de scène. Grâce au jeu de lumières habile pensé par Rémi Nicolas, sa silhouette floutée se devine. Corps dénudé, immobile, voix dédoublée, transformée, elle semble l’ombre d’elle-même, comme si son existence s’était vidée de sa substance, aspirée par les mots d’un autre, figée, déformée dans le roman de G. Refusant de n’être plus rien qu’un être de papier, dépossédé de sa propre histoire, elle fait ce qu’elle sait faire de mieux, écrire, raconter avec ses mots, son style, sa plume précise, concise, ses souvenirs, ses états d’âme.
Dans l’intimité d’une relation pédophile
Père absent, violent, démissionnaire, mère en filigrane, V. grandit plutôt de guingois. Bonne élève, elle est un enfant plutôt sage, sans histoire. Quelques jeux à touche-pipi avec un ami d’enfance, exacerbent autant que frustrent son corps d’adolescente. Les premières règles mettent un terme à ces amusements somme tout assez innocents. Un soir, traînée à un diner d’adultes par sa mère, V. rencontre G., un écrivain célèbre. Il a trente ans de plus mais ses yeux bleus incandescents ne voient qu’elle. Flattée, elle discerne en lui cette figure paternelle qui lui fait tant défaut. Très vite, une relation épistolaire s’installe entre eux. Puis, quelques furtives rencontres viennent sceller le destin de l’adolescence. Le prédateur a bien ferré sa proie. Le piège lentement mais sûrement se referme sur elle. Victime d’une illusion, elle tombe amoureuse sans voir le mal, sans déceler le crime, la blessure indélébile au cœur, au corps, à l’âme qui vient de déchirer son enfance, sa vie de femme en devenir.
Au plus près de l’innommable délit
En portant à la scène le roman autobiographique de Vanessa Springora, dans lequel elle dénonce l’emprise que Gabriel Matzneff avait sur elle, à l’époque de ses 14 ans, Sébastien Davis met en lumière une parole nécessaire, celle des enfants abusés qui faute d’avoir toutes les règles du jeu et bercés de fausses promesses, de passions chimériques, acceptent bien malgré eux des relations sexuelles. Vulnérable, sous emprise d’un adulte, on ne peut savoir véritablement ce l’on fait à cet âge. Et, c’est ce point précis, cette notion essentielle du consentement non éclairé, que le metteur en scène fait entendre. Le pari est clairement réussi.
Une comédienne sur le fil
En confiant, à Ludivine Sagnier, son amie d’enfance, avec laquelle il a monté l’école de jeu Kourtrajmé, le lourd fardeau de donner corps, vie aux mots brûlants, sans concession de l’autrice, Sébastien Davis a su trouver le ton et l’approche adéquate. Débardeur rose, jogging gris sans forme, baskets blanches et choucou dans les cheveux, l’actrice dévoile un jeu tout en fragilité et fébrilité, oscillant entre gouaille, ironie grinçante et émotion pure. Dialoguant avec la musique signée par Dan Lévy et jouée en direct par Pierre Belleville, elle donne vie à ce récit fragmentaire et kaléidoscopique, qui confronte brutalement deux époques, la nôtre et celle trop complaisante des années 1980. Apportant par cet engagement artistique, sa pierre aux droits de l’enfance, elle se fait vibrante militante et dépasse le fait divers scandaleux pour qu’enfin la langue de Vanessa Srpingora chante à nos oreilles.
Encore en rodage, le spectacle touche juste. Il devrait gagner en fluidité au fil des représentations. Pour son premier seul-en-scène, Ludivine Sagnier ne pouvait servir cause plus nécessaire et texte plus percutant, plus vital.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Toulon
Le consentement de Vanessa Springora
Théâtre du Rond-Point
2 bis avenue Franklin D. Roosevelt
75008 Paris.
Du 7 mars au 6 avril 2024.
Durée 1h15.
Création octobre 2022
Châteauvallon-Liberté
Théâtre Liberté
85 Pl. de la Liberté
83000 Toulon
Tournée
du 21 au 30 novembre 2022 au Théâtre de la Ville à Paris
décembre à Château Rouge – Scène conventionnée d’Annemasse
en janvier 2023 au Théâtre de la Croix Rousse à Lyon.
Mise en scène Sébastien Davis
Avec Ludivine Sagnier et Pierre Belleville (batterie)
Collaboration artistique Cyril Cotinaut
Création musicale Dan Lévy
Scénographie Alwyne de Dardel
Assistanat à la scénographie Sabine Rolland
Assistanat à la mise en scène Dayana Bellini
Lumières Rémi Nicolas
Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage