« Où en est-on ? » : c’est par cette question qu’Hassane Kassi Kouyaté, directeur des Francophonies, nous résumait il y a peu les enjeux du focus dédié aux insularités de cette trente-neuvième édition des Zébrures d’automne. Parmi les pays représentés dans cette programmation thématique, Haïti, pays ami du festival, lequel met régulièrement à l’honneur la richesse de sa création artistique, a eu droit à une part belle à cette occasion. Théâtre, exposition, musique et échanges ont tendu un miroir à multiple facettes, permettant de prendre des nouvelles d’une île aux prises avec une période d’instabilité aggravée par l’assassinat du président Moïse en juillet 2021. Et de réaffirmer l’incroyable fourmillement créatif qui anime Haïti aujourd’hui comme hier.
Le dévoilement de ces archives dans une courte exposition en hommage au poète René Depestre permet d’ancrer la création Haïtienne d’aujourd’hui dans un héritage littéraire, culturel et politique d’une grande richesse. Né en 1926, Depestre est un témoin artistique et politique de son temps, ayant côtoyé, sur un chemin guidé par une exigence littéraire et politique souvent insatisfaite, ses contemporains poètes haïtiens, mais aussi les intellectuels de la négritude, les artistes du surréalisme et les figures politiques du monde communiste. Si la trajectoire de l’auteur couronné d’un Renaudot est celle d’un devenir en constante redéfinition, peut-être est-il un exemple de la créolité ? C’est en tout cas l’une des manières de conceptualiser cet inépuisable objet de pensée popularisé en 1988 par l’Éloge de la Créolité de Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant. Remis en question lors d’une discussion publique réunissant Stéphanie Melyon-Reinette, Joan Monga et Guy Régis Jr., la créolité reste aujourd’hui un terme aux acceptions multiples, dont la définition ne cesse de soulever de nouvelles questions pour le présent.
Juxtaposant cinéma et musique, la soirée Haïti mon amour hébergée à l’Opéra de Limoges est venue poser une autre question : peut-on encore créer dans ce pays des Caraïbes ? L’artiste dont est amoureuse Freda dans le précieux film éponyme de Gessica Geneus exhorte la jeune étudiante à le rejoindre en République dominicaine, où il a fui après avoir reçu une balle perdue. À la suite de la projection, la pianiste Célimène Daudet a rendu le résultat d’un chantier d’archéologie musicale, en jouant les partitions de compositeurs haïtiens méconnus redécouvertes au gré d’un méticuleux travail de recherche et de recomposition. Chez ces musiciens du XIXe siècle — Edmond Saintonge, Ludovic Lamothe, Justin Elie —, les influences du romantisme européen se mêlent au folklore musical haïtien. En résulte une musique surprenante, inhabituelle et gracieuse. Entre deux morceaux, la Franco-haïtienne raconte la découverte, il y a quelques années, de la terre de sa mère, les expériences d’enseignement qu’elle a eues là-bas, le montage entre Jacmel et Port-au-Prince de son festival, le Haïti Piano Project, aujourd’hui paralysé par le contexte local. Porteuse d’espoir malgré elle, Daudet, dont le programme est pensé comme une lettre d’amour, rappelle l’héritage culturel inépuisé de l’île.
En fin de programme, avant le set aux couleurs ultramarines du DJ Gardy Girault, le guitariste haïtien Amos Coulanges a offert au pied levé une suite de quelques compositions aux influences brouweriennes, en l’absence regrettée de la poétesse Yanick Lahens. Ce guitariste de talent, que l’on retrouve dans le spectacle de Guy Régis Jr., sur lequel nous reviendrons, a ainsi complété une soirée musicale aux couleurs créoles, c’est-à-dire teintées d’influences multiples et tributaires d’hybridations culturelles guidées par l’histoire. Ajoutons que le même Guy Régis Jr. présentait au cours du festival les deux tomes de l’anthologie Nouvelles Dramaturgies d’Haïti, douze pièces contemporaines en tout, comme une autre manière de faire voyager le foisonnement artistique et littéraire haïtien vers la France. De quoi aérer nos imaginaires, nos pensées et nos esthétiques.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Limoges
Les Zébrures d’automne 2022
Du 21 septembre au 1er octobre 2022
Les Francophonies – Des écritures à la scène
11 avenue du Général-de-Gaulle
87000 Limoges
Crédit photos © Éric Dessons © Henry Roy