Au théâtre des amis de Carouge, dans le cadre de la 46e édition du Festival de la Bâtie, la comédienne Françoise Courvoisier et le réalisateur Denis Jutzeler imaginent un dialogue entre scène et écran. Portant au plateau Reines du Réel de Nancy Huston, il signe un documentaire théâtralisé sur les liens très singuliers qui unissent la romancière et la militante écrivaine, Grisélidis Réal.
Quand on rencontre Grisélidis Réal, on ne peut l’oublier. Sa vie, sa personnalité, son visage, son humanisme, ses choix, son écriture s’insinuent au plus profond de nous. C’est à Montmartre en 2014 que j’ai fait la connaissance de cette Suisse haute en couleurs. Des vies, elle en a eu des milliers. Des combats, elle en a mené par centaines. Incarnée au crépuscule de sa vie par Judith Magre à la manufacture des Abbesses, elle était une femme intense, libre, une militante flamboyante, un être fort autant que fragile, une putain extraordinaire. Puis deux ans plus tard, Coraly Zahonero de la Comédie-Française, adapte ses œuvres dans un Singulis. Avec fougue et fièvre, elle s’attache à mettre en lumière ses écrits, sa parole, son féminisme, son engagement pour que la prostitution se délivre de la morale bourgeoise, des préceptes religieux et des a priori. J’étais sous le charme, conquis par ses mots, sa pensée, sa militance, ses yeux noir brillant soulignés de Kohl rappelant la dernière Reine d’Égypte. Je dévorais son roman, Le Noir est une couleur, son carnet de bal où elle évoque ses clients, sa Petite chronique des courtisanes… Mon regard sur le monde, sur la société en était changé, chamboulé.
Une avide curiosité
En feuilletant le programme de la Bâtie pour préparer ma venue, tombant nez à nez avec le portrait de la poétesse, de la femme que certains considèrent comme perdue, découvrant que son nom est associé à celui de l’écrivaine canadienne Nancy Huston, ma curiosité est piquée au vif. Elle ne sera pas déçue. Construisant à partir de la longue lettre ouverte que l’autrice féministe de Lignes de Faille écrit à celle qu’elle a longtemps détestée pour faire l’apologie de la marchandisation du corps de la femme, pour « sembler n’avoir aucun problème pour incarner leur fantasme : la pute au grand cœur, celle qui aime ça, celle qui comprend les messieurs et ne les juge jamais, celle qui accepte avec le sourire leur tout et leur n’importe quoi » , avant de succomber à son charme, de se rendre compte que de nombreux points communs faisaient d’elles deux ,des sœurs d’armes, des cousines littéraires, Françoise Courvoisier et Denis Jutzeler esquissent à travers un dialogue entre écran et plateau un double portrait en creux de ces deux artistes majeures.
Hybridité des formes
Sur la petite scène du théâtre des amis de Carouge, une immense photo en noir et blanc montrant le visage lumineux de Grisélidis attend les spectateurs. Sourire énigmatique, regard langoureux, scrutateur, elle intimide, fascine. Pour la troisième fois, la directrice du lieu évoque cette figure mythique du XXe siècle, sans jamais se lasser, réinventant toujours son approche. Pour cette nouvelle création, elle convoque au plateau le fantôme de Grisélidis, à l’écran Nancy Huston qu’elle interviewe par caméra interposée, devenant ainsi la passeuse héritière d’une parole, d’une pensée, d’une autre vision du monde. Ainsi, chacune se retrouve par touches dans le miroir de l’autre. L’effet est troublant, touchant. Loin de révolutionner le genre, l’hybridation des arts, Françoise Courvoisier et Denis Jutzeler proposent plutôt un spectacle intimiste, une rencontre particulière entre ces femmes, ces âmes riches de leurs traumas, de leurs expériences. À travers Grisélidis, Nancy Huston entrouvre les portes de son jardin secret. Résolument féministe, Reines du réel version scénique, offre une vision éclairante sur la femme d’aujourd’hui, interroge sur sa place, sa puissance, son corps. Tout simplement éclairant et humain !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Genève
Reines du réel, Un film-spectacle, d’après « Reine du réel » de Nancy Huston et des textes de Grisélidis Réal
Conception Françoise Courvoisier et Denis Jutzeler
Festival La Bâtie
Les Amis musiquethéâtre / Carouge
Place du Temple 8
1227 Carouge – Suisse
Durée 1h30 environ
De et avec Nancy Huston (à l’écran) et Françoise Courvoisier (sur scène)
Un film-spectacle de Françoise Courvoisier et Denis Jutzeler
Avec la collaboration du réalisateur Denis Jutzeler
Son de Henri Maïkoff
Photographies de Denis Jutzeler
Montage image de Sandrane Ducimetière
Montage son de Clara Alloing
Mixage d’Adrien Kessler
Étalonnage de Damien Molineaux
Lumière de Rinaldo Del Boca
Crédit photos © Anouk Schneider