Portant robes à paillettes, plumes, strass et perruques, les hommes-femmes, qui ont fait les beaux jours de cabarets clandestins et « marginaux » de l’entre-deux guerres, se dévoilent corps et âmes sur la scène du studio de la Comédie Française. Avec beaucoup de tendresse et de douce mélancolie, Serge Bagdassarian se penche sur ces destins tragiques et raconte leurs espoirs et leurs fêlures. Il signe ainsi un hommage vibrant, drôle et poétique à ces êtres ambigus qui se révèlent au monde, troublants, éblouissants dans leurs habits de lumière, enflammant les cœurs, séduisant les âmes. Laissez-vous emporter par ce tourbillon chatoyant et poussez sans délai les portes de l’Interlope.
Au studio de la Comédie Française, il flotte comme un parfum capiteux de licence et d’illicite, mélange d’odeur de poudre de maquillage, de roses et de musc. Alors que la salle plonge dans l’obscurité, deux musiciennes, col Claudine, chignon impeccable et carrure de rugbyman, pénètrent et accordent leurs instruments. Puis, le rideau s’ouvre sur une loge d’artiste. Pêle-mêle, des plumes, des robes à paillettes, des perruques, des photos-souvenirs remplissent l’espace. Au centre, un homme (épatant Michel Favory), le regard triste, lit ses mémoires. Il se rappelle sa jeunesse, ses premiers pas dans sa vie d’adulte, ce regard échangé avec un autre homme, la découverte de sa différence, son homosexualité. Le trémolo dans la voix, il se souvient de tous les détails, du premier baiser, de son odeur. Sombre mais apaisé, il entonne les premières notes d’une chanson autobiographique.
Des histoires croisées
Ainsi, tour à tour, chacun des quatre personnages qui peuplent ce cabaret parisien de l’entre-deux guerre – la riche héritière lesbienne (rayonnante Véronique Vella), l’homme né dans le mauvais corps ( fascinant Serge Bagdassarian), et le « bi », plus assumé le soir que le jour, et qui rêve de gloire (captivant Benjamin Lavernhe) – vient s’épancher sur notre épaule, confier son histoire et nous raconter comment, un jour, il est devenu un des membres à part entière de l’extravagante troupe de l’Interlope. N’oubliant pas que nous sommes au cabaret, que l’on soit en coulisses ou sur scène, chaque tableau se termine en chanson. Parfois drôle, souvent mélancolique, mais toujours poétique, elle ponctue et rythme ce spectacle hors norme, généreux et humain. Il est temps de quitter les loges et de découvrir la revue et ses numéros burlesques…
Un cabaret signé Bagdassarian
En confiant à Serge Bagdassarian le renouveau du cabaret, façon Comédie Française, Eric Ruf voulait rendre hommage à ces hommes-femmes, à ces femmes-hommes qui donnaient aux nuits parisiennes des années 1930 un goût de fête et d’interdit. Le résultat est au-delà de toute espérance. De sa plume ciselée, de son humour délicat, de sa verve onirique, le sociétaire du Français honore magnifiquement leur mémoire et signe un portrait respectueux et touchant de ces êtres qui, le soir venu, pouvaient enfin vivre leur différence, être aimés pour ce qu’ils étaient, à l’abri des regards intolérants et haineux, derrière les portes de ces cabarets « marginaux ».
Un spectacle envoûtant
Comment ne pas être sous le charme d’Axel, femme de tête à la voix d’or, portant frac et queue de pie ? Comment ne pas être séduit par les yeux de biche de Pierre et son déhanché singulier ? Comment ne pas fondre devant le regard triste de veuve noire de Tristan ? Comment ne pas répondre aux avances provocantes de Camille ? Impossible. Ensorcelé, on se laisse porter par les musiques et par le quatuor d’artistes qui nous entraînent au cœur de ce Paris des années folles où la nuit, tout semble permis tant que c’est dissimulé derrière de lourds rideaux de velours rouge.
Du travail d’orfèvre
Rien n’est laissé au hasard. Tout est parfaitement cadré. Serge Bagdassarian n’essaie pas d’imiter, mais bien de nous plonger dans ce monde de strass et de paillettes où des êtres dits marginaux avaient trouvé le moyen d’exister, d’assumer ce qu’il étaient au plus profond d’eux-mêmes. Il dévoile avec beaucoup de respect leurs doutes, leurs peurs, leurs joies et leurs fêlures. Mêlant poèmes d’Apollinaire et textes plus contemporains de Juliette, revisitant le répertoire de Coccinelle, premier transgenre assumé, il nous fait rire et nous émeut aux larmes.
Des comédiens extravagants, extraordinaires
Que dire des comédiens, tous fantastiques. Benjamin Laverhne, silhouette longiligne, jambes interminables, porte magnifiquement robe et plumes. Malgré son 47 fillette, il est parfaitement à l’aise perché sur 15 cm de talons aiguilles. Véronique Vella est mémorable en garçonne. Drôle, poignante, elle tient sa troupe et aime profondément chacun de ces hommes-femmes qui remplissent sa vie. Michel Favory incarne avec finesse le vieil homosexuel, intello et artiste dans l’âme. Serge Bagdassarian est impressionnant et se révèle une authentique bête de scène. Il harangue les spectateurs avec brio et s’amuse du trouble qu’il provoque. Séducteur, provocateur, il éblouit littéralement la salle de son bagout et de sa lumineuse prestance.
Alors « Oublie ton boulot, oublie tes soucis, les musiciens sont prêts. La vie est un grand cabaret, viens donc au cabaret », pousse les portes de l’Interlope et laisse -toi séduire par ce petit bijou d’intelligence, de tolérance et d’ingéniosité.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
L’interlope (Cabaret) de Serge Bagdassarian
Studio –Comédie Française
99, rue de Rivoli
75001 Paris
Jusqu’au 30 octobre 2016
Du mercredi au dimanche 18h30
Durée 1h10
Mise en scène Serge Bagdassarian
Avec Véronique Vella, Michel Favory, Serge Bagdassarian, Benjamin Lavernhe et les musiciens Benoît Urbain, Thierry Boulanger, Olivier Moret
Musiques originales, direction musicale et arrangements de Benoît Urbain
Costumes de Siegrid Petit-Imbert
Maquillages et coiffures de Véronique Souli
Crédit photos © Brigitte Enguerand