Le climat est électrique. L’ambiance survoltée. Sur scène, comme dans la salle, les invectives fusent et prennent à partie le public, témoin consentant d’une révolution en marche que rien n’arrête. Est-on en 1789 ? Assiste-t-on à la fin de la monarchie ? Ou la tragédie qui se joue devant nos yeux n’est-elle pas une mise en perspective des dérives actuelles de la démocratie française ? En réunissant passé et présent, en jouant sur l’étrange et inquiétant parallèle qui soude ces deux périodes troubles de notre histoire, Joël Pommerat signe une fresque fascinante et captivante sur les dérives du pouvoir et des politiques… Brillant !
Rien ne va plus. La France est au bord de la banqueroute. Seule solution : engager au plus vite des réformes fiscales qui mettraient tous les citoyens, qu’ils soient nobles, ecclésiastiques ou qu’ils appartiennent au Tiers-état, sur un pied d’égalité. C’est le pari insensé du Roi Louis XVI (flegmatique et captivant Yvain Juillard) et de son Premier ministre (fascinant et charismatique Yannick Choirat). Dans un dernier acte désespéré avant l’inéluctable convocation des Etats généraux, les deux hommes tentent, dans un discours lucide et saisissant, de convertir les chefs de file de l’aristocratie et de l’Eglise. Peine perdue, œillères rivées sur leurs visages, pleins de morgue, incapables de voir au-delà de leurs privilèges, de leurs droits inaliénables de naissance, ces hommes et ces femmes hors du temps, hors du monde, préfèrent croire que la ruine de l’Etat est un mensonge éhonté, et refusent de voir la sombre réalité.
Comment ne pas voir dans ce débat stérile, dans cette France déchirée, ruinée, un parallèle singulier avec la crise démocratique que traverse actuellement notre pays ? Avec ingéniosité et intelligence, Joël Pommerat nous invite à vivre de l’intérieur la Révolution française, et à assister à la naissance chaotique et douloureuse d’une démocratie moderne. Evitant les raccourcis, gommant les grands noms de l’histoire, exceptés ceux de la famille royale, se référant à des textes originaux et respectant la chronologie des événements, le dramaturge signe une fresque intime et vibrante qui entraîne le spectateur au cœur des débats parlementaires interminables et violents, des conversations feutrées dans les salons royaux, et au plus près des interrogations d’un peuple excédé, furieux, enragé et incompris. Il réussit le prodige de nous prendre à témoin, de nous transformer en acteur de ce moment dramatique, historique, où la France monarchique a sombré pour laisser place à une République balbutiante. Construit comme un thriller politique captivant, Ça ira (1) Fin de Louis nous tient en haleine durant 4h30 sans jamais nous laisser sur le côté.
Pédagogique, immersif, le spectacle de Pommerat est une plongée dans les arcanes du pouvoir. Il nous guide pas à pas sur le chemin tortueux où naissent et grandissent les pensées politiques. Il montre avec quelle facilité un élu, happé par ce monstre vorace qu’est la démocratie, finit fatalement et inconsciemment par oublier ses promesses et ses convictions, s’éloigner des préoccupations de ses administrés, tout en étant persuadé d’agir dans l’intérêt du peuple. La leçon est magistrale, percutante.
Si la matière première de Joël Pommerat est historique, il s’en inspire pour mettre en lumière des thèmes fondateurs et brûlants d’actualité. Théorisant sur l’égalité des êtres, la justice pour tous, la liberté de chacun et le rôle de l’Etat, il brouille la frontière entre passé et présent. Ici, pas de Robespierre, pas Danton, pas de Valls, pas de Morano – pourtant la ressemblance avec une des parlementaires est troublante, tant dans le verbe que dans le physique -, mais des hommes et des femmes se battant pour protéger leurs prérogatives et leurs privilèges, ou pour établir les bases d’un autre monde qu’ils rêvent meilleur. Ainsi, vit-on en direct la Révolution de 1789 ou un débat de la Chambre des députés, diffusé sur la chaîne parlementaire ? Le doute, savamment dosé, est permis.
Grâce à l’impressionnant talent de sa troupe de comédiens, le dramaturge investit l’espace de la scène à la salle et donne à son texte un éclat, une force fascinante. Pris entre les feux agressifs, féroces et âpres des joutes verbales, entre les différents représentants du peuple, le public ne peut que réagir et s’interroger sur l’état de notre société. Ainsi, peut-on continuer à engraisser des politiques qui n’écoutent plus le peuple depuis longtemps, qui le méprisent ? Peut-on cautionner, légitimer, bains de sang et violence, aveuglement ? Doit-on, en premier lieu, gérer les problèmes les plus urgents, les plus temporels, ou s’attacher à fonder une société juste, un état de droit ? A chacun de se faire son propre avis avec les clés données par Joël Pommerat.
Dans un écrin noir et gris, sublime, et d’une simplicité renversante, imaginé par Eric Soyer, le metteur en scène retrace magistralement l’histoire de France. Laissant en coulisses les événements les plus sanglants, les mouvements de foule furieux et barbares tels la prise de la Bastille, il se glisse sans fioritures, avec un sens acéré du détail, dans l’intimité violée du couple royal, dont le fils aîné vient de mourir, dans l’effervescence chaotique des comités de quartiers, et dans la férocité des débats parlementaires. Menant tambour-battant le spectateur de la convocation des Etats-généraux à la fuite à Varennes, Pommerat fascine et envoûte par sa capacité à rendre vivant un temps révolu, par son ingéniosité à parler des gens, à raconter le monde d’aujourd’hui. Embarqué par une dizaine de comédiens engagés et passionnés – Anne Rotger, décalée et caustique Marie-Antoinette ; Agnès Berthon, épatante représentante de la noblesse et inquiétante Elisabeth, sœur du Roi ; Anthony Moreau, trouble député du Tiers-Etat et fanatique membre de la noblesse ; etc… – qui changent de rôle et de peau en un claquement de doigts, le public, « scotché », se lève comme un seul homme et offre à la Compagnie Louis Brouillard le plus beau des triomphes et la plus éclatante des ovations… Quittant la salle à regret, il attend fébrilement la suite de ce formidable triptyque.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
une création théâtrale de Joël Pommerat
Théâtre de Nanterre-Amandiers – Grande Salle
7 avenue Pablo Picasso
92022 Nanterre
Jusqu’au dimanche 25 septembre 2016
du mardi au vendredi à 19h30, samedi à 18h, dimanche à 15h30
relâche le mardi 20 septembre
durée 4h30 entractes compris
conception et mise en scène de Joël Pommerat
scénographie et lumières de Eric Soyer
costumes et recherches visuelles Isabelle Deffin
son François Leymarie
avec Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Yannick Choirat, Eric Feldman, Philippe Frécon, Yvain Juillard, Anthony Moreau, Ruth Olaizola, Gérard Potier, Anne Rotger, David Sighicelli, Maxime Tshibangu, Simon Verjans, Bogdan Zamfir
Crédit photos © Elizabeth Carecchio &© Joël Pommerat