Un vent brûlant venu du Brésil emporte tout à Avignon. À la manufacture-Château-Saint-Chamand, avant de s’ancrer, on l’espère, dans quelques théâtres parisiens, Rodrigo Portella présente pour la première fois en Europe sa mise en scène puissante, charnelle de la pièce de Michel Marc Bouchard. Multi-récomposée à l’international, ce Tom à la Ferme version brésilienne est un petit bijou. Du théâtre comme on l’aime, épuré, viscéral et tellurien.
Devant la salle perdue dans le quartier Château-Saint-Chamand, des notes de musique flottent dans l’air. Afin de permettre au public de se rafraîchir, de se désaltérer et de patienter, un air de cumbia brésilienne diffuse un fond sonore. Le voyage a déjà commencé. Loin de la fournaise avignonnaise, l’imagination des spectateurs galope en terre brésilienne. Ce n’est qu’une mise en bouche de ce qui va suivre : une plongée vertigineuse dans un monde rural, codifié et très fermé, loin de la grande ville.
Les adieux à l’amant
Tom (troublant Armando Babaioff) est un gars de la ville. Costume-cravate, chaussures parfaitement lustrées, téléphone portable dernier cri vissé à l’oreille, il est totalement incongru dans le paysage de terre rouge et de boue ocre qui s’offre à lui. Il hésite, mais il n’est pas là pour le plaisir. Son bel amant, son bel amour est mort prématurément, violemment. Il vient lui faire ses adieux et rencontrer ce qui aurait dû être sa belle-famille, si seulement l’homosexualité du défunt n’avait pas été tue, déniée. Dire qu’il a des airs d’un éléphant dans un magasin de porcelaine est encore bien loin de la réalité. Bien que sa beauté juvénile lui attire la compassion de la mère éplorée (extraordinaire Soraya Ravenle), qui voit en ce jeune homme délicat un peu de son cher enfant, il doit faire face à la rudesse du ténébreux et inquiétant frère (torride Gustavo Rodrigues).
Âpreté des mots, choc des tableaux
En s’emparant de la pièce de Michel Marc Bouchard rendue célèbre en 2013 par l’adaptation cinématographique de Xavier Dolan, et en la contextualisant dans un Brésil où le nombre de crimes homophobes explose depuis l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro, Rodrigo Portella signe une œuvre magistrale, sidérante, un uppercut théâtral où se conjugue violence, incandescence, beauté, tortures et barberies. Rien n’est trop, tout est juste. Avec peu de chose, une immense bâche noire, quelques seaux, de la terre et de la boue, il fait résonner la langue rugueuse du dramaturge québécois, met en lumière l’aridité des sentiments qui lient les personnages ainsi que le jeu charnel, habité des comédiens. Tout comme Tom, on pénètre à la ferme, on prend de plein fouet la brutalité de ce frère, de ce bloc à l’érotisme sauvage.
Attraction désastre
Voulant protéger la mère des déviances de son cadet, il devient un bourreau, un monstre. Face à lui, le trop frêle Tom ne peut résister. Un jeu de fascination-répulsion commence. Personne n’en sort indemne. Les corps musculeux, sensuels des deux hommes se frôlent, se percutent, se conjuguent, s’enlacent en une danse folle — acmé du spectacle — entre combat et étreinte sensuelle, quasi-sexuelle. Sous le regard très observateur de la mère, l’ambivalence des sentiments, le sado-masochisme de leurs rapports transforment le moindre de leurs échanges en brûlure. La tempête émotionnelle fait rage. Débordant du plateau, elle lamine la salle. Sous le choc, le public, aussi ensorcelé qu’exsangue, prend une gifle, une leçon de théâtre ahurissante.
En transformant ce charnier poisseux, tragique, en une fresque organique, tellurique, pleine d’animalité, Rodrigo Portella gagne par K.O. Son Tom à la ferme est d’une irradiante beauté. Un des spectacles à ne pas rater du Off !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Avignon
Tom na Fazenda (Tom à la ferme) de Michel Marc Bouchard
Festival Off d’Avignon
La Manufacture – Château de Saint-Chamand à Avignon
2 rue des écoles
84000 Avignon
du 7 au 26 juillet, à 21h (relâches les 13 et 20 juillet)
durée 2h50 navette comprise
Mise en scène de Rodrigo Portella
Avec Armando Babaioff, Soraya Ravenle, Gustavo Rodrigues, Camila Nhary
Crédit photos © Armando Babaioff