La troupe du Tanztheater Wuppertal, qui s’apprête à passer sous la direction de Boris Charmatz à la rentrée, recrée Barbe-Bleue, un classique du répertoire de Pina Bausch. L’occasion de redécouvrir les secousses d’une œuvre qui n’avait plus été jouée depuis 1994.
Sur un parquet jonché de feuilles mortes, entre des murs éclairés par la lumière oscillante de hautes fenêtres, l’une des œuvres les plus célèbres du répertoire contemporain d’outre-Rhin reprend forme. Repris en 2020 après plus de vingt-cinq ans de sommeil, Barbe-Bleue, sous-titré En écoutant un enregistrement sur bande magnétique de l’opéra de Béla Bartók, est une élaboration obsessionnelle à partir du conte et une autopsie encore plus acharnée de l’opéra du compositeur hongrois. Lorsqu’elle crée la pièce face au public de Wuppertal en 1977, Pina Bausch s’autorise pour la première fois à altérer la matière musicale pour construire une œuvre qui n’est plus dépendante de la partition. Elle continue ainsi de poser les jalons de la « danse-théâtre » dont le tournant irréversible était pris un an plus tôt autour de deux pièces de Brecht.
À l’époque, les spectateurs, guère habitués aux subversions formelles de ce que l’histoire retiendra comme une révolution dans l’histoire de la danse, fuyaient de la salle. Quarante-cinq ans plus tard, la décomposition en direct de la musique embrasse sans peine les habitudes rythmiques et esthétiques du spectateur contemporain. Pourtant, face à l’œuvre, à ses répétitions, ses boucles et ses audaces, quelque chose continue de résister. On est surpris de voir à la scène les inévidences de la pièce, qui n’a pas la netteté d’un Café Müller et se noie presque dans sa description sombre, cruelle et parfois obscène des rapports humains.
Heurts
Étiré sur près de deux heures, Barbe-Bleue place sur scène un monstre ténébreux et torturé, souvent recroquevillé sur le magnétophone par lequel il rembobine, interrompt et recompose en direct l’opéra de Bartók. Sur les trois interprètes du Tanztheater Wuppertal qui occupent le rôle en alternance, Michael Carter, colosse au visage fin, fait planer ce soir-là, sur la scène du Théâtre du Châtelet, dans le cadre des Hors les murs du Théâtre de la Ville, une nervosité tue. Plus loin, échouée au sol, la Judith (telle qu’elle est nommée dans l’opéra) incarnée ce même jour par la danseuse Tsai-Wei Tien semble déjà flirter avec la mort, les avant-bras tendus dans une raideur quasi-cadavérique.
Quand ils ne sont pas en train d’échouer à se saisir (les douze chutes de Judith devant les bras ballants de Barbe-Bleue), les deux corps se heurtent, butent l’un contre l’autre. Le découpage des sexes et leur opposition irréconciliable sont redoublés dans la présence fantomatique de deux groupes d’hommes et de femmes, d’une dizaine chacun, dont les gestes et les actions font écho aux tourments du couple. Ils arrivent en ribambelle, main dans la main, pour ensuite se séparer et ne plus jamais se mélanger que dans des corps-à-corps cauchemardesques. Éperdus de détresse ou traversés par des accès de brutalité, ils se tirent, s’arrachent presque par la jambe ou exécutent des portés indélicats qui s’achèvent en naufrage.
Contre-courant
On se laisse surprendre par la sophistication de certaines images, telle la vision de ces femmes perchées contre les murs du décor comme des fantômes domestiques cloués aux parois. Ailleurs, un numéro grossier de culturisme en slip de velours arrache un rire circonspect. La maison se peuple soudain des rires frénétiques de toutes les femmes, et Judith pleure au centre. Puis on se laisse frapper par la franchise d’une allégorie, lorsque Barbe-Bleue capture dans un drap blanc des solistes en pleine danse, les soulève de sa force brute comme des sacs de marchandises pour les entasser grossièrement sur une chaise. Les filles s’époumonnent dans des cris oscillant entre hilarité et terreur. Cet intervalle dangereux, forcément glissant, entre le jeu et le martyre semble pervertir tous les échanges.
La peinture des rapports humains faite ici se positionne à contre-courant de son époque. Le spectacle, pessimiste et quasi-prophétique, peut fonctionner comme un rappel éternellement reproductible des rapports violents occultés par l’utopie de libération sexuelle. En même temps, l’écriture chorégraphique soulève trop de complexités pour se laisser réduire à un discours lisible, et Bausch prévoit toujours un moment pour rebattre les cartes des rapports entre les corps. Aucune ligne de partage claire n’est tracée entre bourreaux et victimes. La souffrance n’est pour autant jamais niée.
Rappel au réel
Il se passe quelque chose de particulier dans la rencontre avec cette pièce de première époque composée par une Pina Bausch pas même quarantenaire. Depuis 1977, l’imaginaire de la danse s’est largement imprégné de la sensibilité et des inventions de Bausch. Certains des codes qui ont fait la renommée de la chorégraphe décédée en 2009 sont ici présents (longues robes souples, indépendance du corps vis-à-vis de son environnement, du buste vis-à-vis des jambes) recomposant une stylistique qui ne vieillit pas. Dans le même temps, la brutalité et la rugosité, le côté presque sale de la chorégraphie reprend toute sa dimension. Si le vernis du mythe peut amener, dans l’imagination, à polir les traits d’une œuvre, la vérité de Barbe-Bleue frappera aujourd’hui ceux qui ne l’ont pas vu sur scène il y a quatre décennies.
Les interprètes de l’époque auraient pu s’épargner des huées inimaginables désormais. Mais la pièce a fait scandale parce qu’elle est effectivement difficile et inconvenante. Revenir sur les terrains de jeunesse de la chorégraphe, en redécouvrir les imperfections, le mélange de crudité et de naïveté, fonctionne comme un rappel au réel. La rupture esthétique passe par là : franchise du geste et choc nécessaire à la réception. Cette reprise de Barbe-Bleue est cruciale pour rappeler la saveur troublante des avant-gardes, et nous prépare ainsi à goûter celles qui restent à venir.
Samuel Gleyze-Esteban
Barbe-Bleue : En écoutant un enregistrement sur bande magnétique de l’opéra de Béla Bartók de Pina Bausch
Théâtre du Châtelet, dans le cadre de la saison Hors les murs du Théâtre de la Ville
2 Rue Edouard Colonne
75001 Paris
Jusqu’au 2 juillet 2022
Durée : 1h50
Mise en scène et chorégraphie : Pina Bausch
Musique : Béla Bartók
Décors et costumes : Rolf Borzik
Collaboration : Rolf Borzik, Marion Cito, Hans Pop
Avec Judith : Tsai-Chin Yu / Tsai-Wei Tien / Silvia Farias Heredia
Barbe-Bleue : Oleg Stepanov / christopher tandy / michael carter
Emma Barrowman, Dean Biosca, Maria Giovanna Delle Donne, Rosa Dicuonzo, Taylor Drury, Cağdaş Ermiş, Reginald Lefebvre, Marius Ledwig, Alexander Lópes Guerra, Annalisa Palmieri, Lucas Lopes Pereira, Nicholas Losada, Blanca Noguerol Ramírez, Milan Nowoitnick Kampfer, Julius Olbertz, Eva Pageix, Daria Pavlenko, Darko Radosavljev, Ekaterina Shushakova, Elisa Spina, Julian Stierle, Sara Valenti, Charlotte Virgile
Crédit photos © Christian Clarke © Carola Hoelting © Klaus Dilger