À l’Odéon 6e, Thomas Ostermeier adapte le premier tome de la saga à succès de Virginie Despentes. Presque à contre-emploi du matériau, il livre une pièce étonnante, bégayante, qui réussit à captiver.
En dépit de l’aura du nom Despentes, peut-être serait-il vain de chercher dans le premier tome de Vernon Subutex, roman encensé de tous bords, aux pieds et mains liés avec la France de 2014, un matériau plus radical qu’il ne l’est vraiment. L’adaptation théâtrale en allemand que Thomas Ostermeier présente ce mois-ci à l’Odéon ne l’est pas davantage. Elle troque même le côté sale, le bougé et les frictions étincelantes de cette fuite urbaine contre un canevas bien huilé, aussi huilé que tourne le revolver en néon (superfétatoire) au-dessus du décor. Du Paris de Vernon Subutex, Ostermeier montre les intérieurs : un salon, qui figure successivement l’intérieur de plusieurs personnages, et une scène de concert, séparés par un échafaudage surmonté d’un écran de projection. La tournette sur laquelle est posée le décor fait que l’on passe constamment d’un côté à l’autre, de la scène à l’appartement, et vice-versa.
Kaléidoscope
Depuis 2017, le directeur de la Schaubühne, en francophile affirmé, a déjà travaillé autour des textes de Didier Eribon et Édouard Louis, tentant de creuser au présent les questionnements politiques soulevés il y a bientôt quinze ans dans Retour à Reims, et poursuivis par les romans autobiographiques de l’auteur de Qui a tué mon père. Dans le trajet du metteur en scène, parallèlement aux grands classiques, Despentes vient compléter une triade littéraire contemporaine ancrée à gauche, en partie héritière de la théorie critique. Le héros éponyme de Vernon Subutex est l’ancien patron d’un magasin de disques, Revolver. Fauché, il est violemment viré de son appartement et erre de canapé en canapé jusqu’à la rue, ressassant sur son passage les souvenirs de relations passées et capturant autant d’instantanés du Paris de notre époque.
L’adaptation de Florian Borchmeyer, Bettina Ehrlich et Thomas Ostermeier garde l’aspect kaléidoscopique du roman de Despentes jusqu’à l’élever en principe dramaturgique. Sur ce plateau tournant, son Vernon Subutex 1 est un carrousel de personnages défilant les uns à la suite des autres. Il y a Emilie et Patrice, ancienne punk rentrée dans un rang bien ennuyeux et vieux rockeur déroulant les raisons qui l’ont amené à frapper sa femme, tous deux ex-bandmates de Vernon. Puis Xavier, scénariste friqué, copie en puissance du Patrick Bateman d’American Psycho ; Sylvie, dilettante borderline en déni de vieillesse ; Pamela Kant, ancienne actrice porno ; Aïcha, la fille d’une des stars du milieu, convertie à l’Islam, et d’autres encore.
Fossiles
Les personnages de Despentes sont avant tout les déshérités d’une époque passée, des fossiles sur lesquels s’impriment les traces de vies et d’idéaux depuis détruits par le grand rouleau compresseur du néolibéralisme — d’où l’idée de départ, assez géniale, qui consiste à cristalliser son récit autour d’un ancien disquaire « quasi-quinquagénaire » littéralement mis à la rue par le progrès technique. C’est dans ces méandres contrariés et décatis qu’Ostermeier nous invite à passer les quatre heures du spectacle. Celles-ci ne sont pas sans longueurs ni atermoiements. Il faut accepter que nous n’irons justement pas au-delà de ce tableau d’errances partagées : nous le comprenons après l’entracte, lorsque le même principe reprend à l’exact identique, alternant des passages amplement monologués et des fragments de musique live.
Quelques défauts gênants font douter du geste du Berlinois, peut-être tributaire d’une pensée de la visibilité qui échoue ici totalement. Les images des Gilets jaunes et les collages féministes affichés sur les écrans n’apparaissent que comme un raccommodage d’actualité si superficiel qu’il devient criant d’opportunisme. La scène qui clôt le spectacle, dans la forme qui lui est donnée, paraît verser dans une complaisance miséreuse qui passe mal au théâtre, et qui renvoie l’artiste à une certaine impotence face au regard situé du public. On déplorera ces choix.
Cabaret
Ostermeier réussit néanmoins un pari audacieux, celui de recomposer le trombinoscope urbain du roman sous un format à la fois systématique et étrange, semblable à un cabaret antispectaculaire. Pour cela, il peut compter sur la complicité des comédiens brillants de la Schaubühne. La pièce trempe ainsi dans le stand-up d’un côté (un sketch efficace de Joachim Meyerhoff auquel succède la diatribe abrasive et délirante de Bastian Reiber) et le music-hall de l’autre (géniale Ruth Rosenfeld, qui s’amuse avec son micro pendant un monologue comique et impudent avant de chanter). La répétition y est assumée, elle produit un effet de superposition, dégagé de toute téléologie — d’ailleurs, l’histoire d’Alex Bleach, prétexte narratif du roman, y est reléguée en toile de fond fantomatique. Peu est dit sinon cette lente désagrégation, justement, et le reliquat du verbe, cette logorrhée qui se maintient quand tout s’est effondré.
Vernon Subutex 1, en empruntant à ces formes populaires de divertissement, replace aussi le spectateur au centre de son dispositif. Tout le mode d’adresse des personnages répond à cette exigence : nous ne cessons de divaguer et d’être cueillis à nouveau, d’être pris à parti puis relâchés dans la construction de ces paroles étranges. Cette réflexion était déjà mise à nu dans l’Improvisation autour de Richard III que le metteur en scène menait avec Lars Eidinger aux Gémeaux en janvier dernier. Les conclusions qu’il en tire semblent probantes. Il y a presque un contre-emploi dans cet usage lancinant de l’écriture chargée d’urgence de Despentes. Chez l’écrivaine, la longue désagrégation du social est une bombe à retardement. Gageons qu’Ostermeier, dans la patience bégayante de ce premier épisode, à sa façon, l’a bien compris.
Samuel Gleyze-Esteban
Vernon Subutex 1, d’après Vernon Subutex – TOME 1 de Virginie Despentes
Odéon – Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon
75006 Paris
Jusqu’au 26 juin 2022
Durée 4h15
Mise en scène : Thomas Ostermeier
Adaptation : Florian Borchmeyer, Bettina Ehrlich, Thomas Ostermeier
Traduction du français : Claudia Steinitz
Scénographie/costumes : Nina Wetzel
Vidéo : Sébastien Dupouey
Musique : Nils Ostendorf
Dramaturgie : Bettina Ehrlich
Lumière : Erich Schneider
Avec Thomas Bading, Holger Bülow, Stephanie Eidt, Henri Maximilian Jakobs, Joachim Meyerhoff, Bastian Reiber, Ruth Rosenfeld, Julia Schubert, Hêvîn Tekin, Mano Thiravong, Axel Wandtke, et Blade AliMBaye (en vidéo)
Et les musiciens Henri Maximilian Jakobs, Ruth Rosenfeld, Taylor Savvy, Thomas Witte
Crédit photos © Thomas Aurin