Au festival June Events, Daniel Linehan présente Listen Here : These Woods et Listen Here : This cavern. Deux parties d’un ensemble qui se laisse saisir pleinement dans son second mouvement, où il libère toute sa splendeur.
Il y a plusieurs manières de rendre le public acteur d’une œuvre. Dans la programmation du festival June Events de l’Atelier de Paris/CDCN, nous avons pu voir, à deux jours d’intervalle, les deux parties de la pièce Listen Here. Comme les protagonistes d’une allégorie de la caverne inversée, nous avons d’abord visité These Woods, dans le bois de Vincennes, puis This Cavern, dans le Théâtre de l’Aquarium, à la Cartoucherie. Si les deux œuvres peuvent être présentées ensemble ou séparément, nous n’insisterons pas assez sur le sens et la beauté de ce double programme. Chez Daniel Linehan, la participation réside dans un lien imaginaire, intime et sensible tendu entre le public et l’œuvre. D’où les anecdotes poétiques et personnelles partagées par le danseur que l’on suivra au début du parcours de These Woods, d’où l’emploi de la même petite troupe familiale dans les deux pièces.
Deep listening
Listen here est le fruit d’un travail de réflexion sur les sons : d’abord ceux, spontanés, de la nature, dans l’excursion de These Woods, puis la bande-son de This Cavern, signée par la compositrice américaine Pauline Oliveros. Sur l’un comme sur l’autre se superposent les voix des danseurs, leurs souffles et le son de leurs pas. Le danseur et chorégraphe américain à la tête de la compagnie bruxelloise Hiatus a demandé à ses danseurs d’écouter l’environnement avec tous leur corps, en disciple du deep listening formalisé par Oliveros elle-même, et de se mouvoir en fonction.
These Woods commence par une marche silencieuse dans la forêt, pour laquelle chacun des cinq danseurs emmène avec lui une poignée de spectateurs. Nous, nous suivons Gorka Gurrutxaga Arruti, dont les yeux se tournent souvent vers le ciel. Au cours de la marche, il s’arrête pour nous inviter à écouter les sons qui nous entourent ; plus loin, il fait l’éloge de « petite sœur » et « grande sœur », deux arbres dans lesquels il imagine couler le sang de sa famille. Tous les danseurs et tous les spectateurs se rejoignent ensuite dans un coin de forêt où commence une danse d’une quarantaine de minutes. Les interprètes commencent seuls, chacun sur un petit bout de terre, puis courent à travers les arbres, unissent leurs corps et les séparent.
Surimpression
Le résultat est à la fois tellurique et sensuel, flottant et parfois erratique. On peut ne pas être sensible à cette expédition naturaliste, à cette danse économe et même un peu absconse sur la durée. Mais la beauté de Listen Here tient pour beaucoup dans l’articulation entre ses deux parties. Ce qui s’y joue, c’est une poétique de la surimpression en faveur de laquelle le souvenir sensible de l’immersion dans les bois se superpose, comme une persistance rétinienne, à l’obscurité dans laquelle sont ensuite plongés les mêmes danseurs.
Il faut donc entrer dans la caverne pour comprendre paradoxalement la luminosité irradiante qui jaillit de la création de Linehan. « Comment te sens-tu, au dedans ? » entame le chorégraphe. Le texte méditatif, limite new age, devient vite l’objet de modulations vocales, voyelles étirées et consonnes bégayées. Nous retrouvons les danseurs que l’on avait vus l’avant-veille baignés de lumière, cette fois tapis dans les coins du plateau. Puis ils se massent au centre pour commencer à avancer au ralenti, liés, donnant le coup d’envoi d’un mouvement collectif qui s’étend sur plus d’une heure sans jamais cesser sa course. Les corps sont traversés de flux et reflux, composent et décomposent des communs. Les uns imitent les gestes des autres dans d’émouvants duos, évoquant moins la rigueur d’un jeu de miroir que le mimétisme biologique. Un moment splendide introduit un grand voile de soie qui se module comme une fumée épaisse, puis une robe tournoyante, puis une vague. Ici, le vent souffle dans les hauts parleurs ; là, des bruits nous font croire que la salle va s’écrouler.
Entre obscurité et lumière
Ce que le titre Listen here ne dit pas, c’est que l’œuvre est peut-être avant tout un travail sur la lumière, articulé tout autour de sa présence et de son absence. Présenté le matin et le soir, donc à deux moments transitoires de la journée, These Woods joue déjà sur les modulations offertes par le soleil — pas une lumière plate, mais une lumière oblique, filtrée par les arbres, même si l’aurore éclaire mieux la pièce, semble-t-il, que le crépuscule. La création lumineuse de la pièce de plateau This Cavern, signée Elke Verachtert, confine au chef-d’œuvre. Le plateau semble respirer au rythme d’une lueur qui s’intensifie et s’affaiblit discrètement, et toute la pièce est plongée dans une demi-obscurité énigmatique, rendant les visages à peine discernables. Des lueurs mystérieuses éclairent les rideaux du fond de la salle ou irradient du thorax d’une danseuse. Des flashs décomposent le mouvement en train de se faire. Peu à peu, les corps et les visages semblent se mythifier.
Le discours qui se présente comme prétexte de la pièce, s’il en documente la construction chorégraphique, est loin de totaliser ce qui se passe à la réception. On est loin d’une méditation guidée, ou d’une parabole simple sur la relation homme-nature. Quelque chose de plus mystérieux a lieu, comme si nous voyions prendre forme des images venues de l’intérieur. L’expérience hallucinatoire et ténébreuse de This Cavern, gonflé des sensations encore fraîches de These Woods, produit ainsi un effet monumental, cela malgré ses longueurs. Et rappelle ainsi que l’on ne saurait faire corps avec le monde sans se mêler à sa part d’obscurité.
Samuel Gleyze-Esteban
Listen Here : These Woods/Listen Here : This Cavern
Festival June Events
Atelier de Paris/CDCN
2 route du Champ de Manœuvre
75012 Paris
Listen Here : These Woods
Concept & chorégraphie Daniel Linehan
Création & interprétation Gorka Gurrutxaga Arruti, Renaud Dallet, Anneleen Keppens, Jean-Baptiste Portier, Louise Tanoto
Listen Here : This Cavern
Concept & chorégraphie Daniel Linehan
Création & interprétation Gorka Gurrutxaga Arruti, Renaud Dallet, Anneleen Keppens, Jean-Baptiste
Portier, Louise Tanoto
Dramaturgie Ingrid Vranken
Costumes Frédérick Denis
Lumière Elke Verachtert
Son Christophe Rault
Musique Deep Listening, Pauline Oliveros, Stuart Dempster, Panaiotis
Crédit photos © Danny Willems © Patrick Berger