Leyla-Claire Rabih © Vincent Arbelet

Leyla-Claire Rabih, metteuse en scène intrépide

Metteuse en scène associée à la huitième éditions des Intrépides de la SACD, la metteuse en scène se livre à notre questionnaire Surexposition.

Leyla-Claire Rabih © Vincent Arbelet

Chaque année depuis huit ans, à travers l’initiative « Les Intrépides », la SACD invite un metteur en scène à monter des textes commandés à un panel d’autrices contemporaines. Leyla Claire-Rabih, directrice artistique de la compagnie Grenier Neuf, portera cette année ces textes sur les planches à l’occasion de Re.Génération, festival maison du Théâtre 14. La metteuse en scène, traductrice et interprète a répondu à notre questionnaire Surexposition avec générosité et passion.

Quel est votre premier souvenir d’art vivant ? 

Il y en a plusieurs, mais je repense à ces spectacles que j’ai vus très jeune, pendant les années de lycée. Des souvenirs plutôt flous, mais qui laissent une impression d’intensité partagée.

Quel a été le déclencheur qui vous a donné envie d’embrasser une carrière dans le secteur de l’art vivant ? 

Là aussi, il y en a plusieurs, mais je repense à certains spectacles où j’ai éprouvé un grand bonheur, comme par exemple une pièce de Jean-Louis Hourdin, Le Monde d’Albert Cohen, devant laquelle je me suis dit : « Moi aussi je veux faire ça », partager des émotions et des moments de vie plus intenses avec les gens.

Qu’est ce qui a fait que vous avez choisi d’être metteuse en scène ?

La première façon dont j’ai abordé le théâtre, c’était le jeu. Et pourtant, très vite, je m’y suis sentie mal à l’aise, ou plutôt mal accompagnée… et j’ai compris peu à peu que la position qui m’intéressait était celle de l’œil extérieur. La question qui m’intéressait au départ, c’était comment accompagner l’acteur vers un endroit de jeu. Après mes études en France, j’ai suivi une formation de mise en scène auprès de Manfred Karge à la Hochschule für Schauspielkunst Ernst-Busch de Berlin. C’était une école pratique, dans l’esprit de Bertolt Brecht. Pour moi, mettre en scène signifie toujours accompagner le sens vers le public, et donc traduire. Je dois transmettre aux acteurs ma compréhension du texte pour qu’ils se l’approprient et le réinventent sur scène comme une partition. D’ailleurs, la traduction théâtrale est devenue une pratique à part entière. Mettre en scène, c’est donc pour moi transmettre un texte, lui permettre de « passer » pour qu’un autre public puisse en saisir le contenu et en ressentir les émotions.

Quel est le premier spectacle auquel vous avez participé et quel souvenir en retenez-vous ? 

J’ai dix ou douze ans, c’est la restitution de l’atelier théâtre, je suis engoncée dans une blouse en nylon et je joue le pharmacien dans une scène de Karl Valentin. J’agite des fioles et des flacons en verre, l’un des flacons m’échappe des mains, tombe au sol et dévale l’escalier qui descend du plateau… je me souviens précisément de ce moment, de cette impression de dédoublement, du temps de la fiction — je suis bien restée dans mon personnage — qui se double du temps de la représentation. J’entends encore le flacon rebondir sur les marches, et les rires du public… et je me suis dit : c’est ça, le théâtre. Il y a deux temps, on vit donc plusieurs choses en même temps.

Votre plus grand coup de cœur scénique ?

J’en nommerai trois. En 1994, au Festival théâtre en mai à Dijon, je me souviens être allée voir Choral, de François Tanguy, trois fois de suite, fascinée par la façon dont se composaient les images devant moi. En 1996, je me souviens avoir vu Orage de Strinberg, dans la mise en scène de Bruno Meyssat, deux fois de suite, et avoir été émue aux larmes aux mêmes moments du spectacle, sans comprendre pourquoi. En 1998, c’est la mise en scène de Fin de partie par Georges Tabori, au Berliner Theatertreffen, qui m’a laissée pantoise et sanglotante : deux monstres de scène, Gert Voss et Ignaz Kircher, recréaient le monde avec leur seule présence et quelques traits de craie au plateau.

Quelles ont été vos plus belles rencontres ? 

D’abord il y a les gens avec qui on travaille, avec qui on partage un chemin, des compagnonnages proches ou lointains. Qui sont de natures différentes, et qui surtout évoluent aussi avec le temps. On commence par une collaboration très définie sur un projet particulier, et puis on s’aperçoit que la richesse de ces échanges nourrit la réflexion profonde, déborde, implique plusieurs aspects du travail. Comme j’ai la chance de travailler dans plusieurs univers culturels, dans plusieurs langues, il y a des espaces supplémentaires pour ces rencontres. La diversité des pratiques m’est essentielle : traducteur.trices, scénographes, comédien.nes, metteur.es en scène, auteur.trices… J’ai besoin de ces dialogues au long cours.

En quoi votre métier est-il essentiel à votre équilibre ? 

Mon métier m’apporte d’incessantes découvertes : de textes, de narrations, d’artistes, de lieux, de contextes, de langues… Je découvre sans cesse différentes perspectives sur le monde. Cette pluralité m’est essentielle. Je repense au travail d’Anatoli Vassiliev, que j’ai découvert très jeune, lors de mon premier séjour à Berlin : un travail très précis, très attentif aux émotions des humains que nous sommes, aux drames que nous traversons. Ce travail m’avait beaucoup marquée. A l’époque j’avais recopié ces mots d’une interview d’Anatoli Vassiliev : « La fonction d’un artiste, qu’est-ce que cela peut être ? Manger une glace, dormir, dessiner. Si tu m’avais demandé la fonction d’un voleur, je t’aurais dit voler. » Si je traduis avec mes mots, cela veut dire : savoir se laisser traverser. Se laisser traverser par le monde, par les lieux, par les émotions des lieux, comme par les émotions, les histoires et les parcours des gens que l’on rencontre. Embrasser le monde.

Qu’est-ce qui vous inspire ? 

L’inspiration est pour moi une notion un peu abstraite. Il y a des rencontres avec des gens, avec des lieux, comme des rencontres avec des textes qui sont fortes et décisives. L’humain, en somme.

De quel ordre est votre rapport à la scène ? 

Mon rapport à la scène évolue au fil de mon parcours. Longtemps je suis restée au bord, dans l’ombre de la salle, et je laissais la scène aux acteurs. Peu à peu, j’ai réapprivoisé le plateau : je suis maintenant aussi interprète de mes spectacles. Et, de plus en plus, je suis tentée d’écrire pour la scène, d’y porter mes mots.

À quel endroit de votre chair, de votre corps situez-vous votre désir de faire votre métier ? 

L’endroit de la parole, donc est-ce que ce sont les cordes vocales, cet endroit de la transmission de la pensée comme de l’émotion ?

Avec quels autres artistes aimeriez-vous travailler ? 

J’aimerais travailler avec des musiciens, des vidéastes, des artistes qui viennent d’autres rives du théâtre que moi. Cela implique des collaborations longues, des essais, des ratages, des moments de recherche qui n’aboutissent pas tout de suite.

À quel projet fou aimeriez-vous participer ? 

Un opéra documentaire, multilingue et multiforme, avec des séquences purement musicales et d’autres purement cinématographiques.

Si votre vie était une œuvre, quelle serait-elle ? 

Un roman de Chimamanda Ngozi Adichie.

Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore

Les Intrépides – Espace Inattendu, mis en scène par Leyla-Claire Rabih
Le 31 mai 2021 à 20h
Festival Re.GÉNÉRATION
Théâtre 14
20 Avenue Marc Sangnier
75014 Paris

Crédit photos © Vincent Arbelet

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