À l’Odéon, Célie Pauthe porte au plateau les charnelles amours d’Antoine et Cléopâtre. Dosant subtilement sensualité baroque et froideur politique, la metteuse en scène, à la tête du CDN de Besançon Franche-Comté depuis 2013, illumine de son regard charbonneux l’une des plus fameuses tragédies historiques de William Shakespeare. Rencontre.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de monter cette tragédie shakespearienne ?
Célie Pauthe : Cela s’est fait de manière naturelle, dans la continuité d’un processus créatif entamé avec Mélodie Richard et Mounir Margoum sur Bérénice. Il y avait bien-sûr l’envie de poursuivre une collaboration artistique féconde mais aussi desonder plus avant, et peut-être un peu différemment, ces relations entre l’Occident et l’Orient qui me tiennent particulièrement à cœur. Que ce soit chez Racine ou chez Shakespeare, il y a toujours dans ces histoires d’amour, un enchevêtrement entrepassion amoureuse et dimension politique. Cet endroit théâtral si singulier, ce choc tectonique, est passionnant à traiter. On oscille en permanence entre attraction et répulsion. Dans le cas de ces histoires antiques, c’est comme s’il ne pouvait en être autrement pour ces empereurs romains et cesreines orientales ; entre un Nord réputé calculateur et cynique, et un Sud plus sensuel. Mais c’est bien-sûr schématique et caricatural, car c’est tellement plus complexe et plus inflammable ces liens inextricables entre cesdeux parties du monde. monde.
Comment avez-vous travaillé ?
Célie Pauthe : Déjà, lors de la création de Bérénice, j’ai eu envie de relire la pièce de Shakespeare. J’y ai tout de suite vu comme une filiation, une sororité, comme si l’une était le pendant de l’autre. Les deux textes se répondaient à travers le temps et l’espace. Pour ces deux couples, les contraintes du pouvoir, les enjeux politiques, pèsent si lourdement sur leurs passions. Titus fait douloureusement le choix de la raison.Antoine, lui, transgresse absolument cette loi romaine, non écrite et pourtant bien enracinée, qui interdit à un romain promis aux plus hautes destinées d’épouser une reine ; qui plus est, si elle est étrangère. Dans le tourbillon de leurs amours charnels, éruptifs, passionnels, le général romain et la souveraine égyptienne scellent un pacte, une alliance politique, qui se mue inéluctablement en déclaration de guerre contre Rome et contre Octave, le futur empereur Auguste. Ce qui est fascinant dans ce choc incroyable, difficile à imaginer aujourd’hui, qui a eu lieu lors de la bataille d’Actium, c’est comment, comme le raconte si bien Shakespeare, tout s’est joué à rien ; à presque rien. Que se serait-il passé si Antoine et Cléopâtre l’avaient emporté ? Le destin du monde, de notre monde, auraient-il changé ? Les rapports entre Occident et Orient seraient-ils différents aujourd’hui ? C’est impossible de le savoir bien-sûr, mais c’est tellement troublant, tellement vertigineux, tellement passionnant d’y réfléchir et d’y rêver. Cela permet d’avoir un autre regard sur l’œuvre de Shakespeare qui, on le sent bien, est en empathie avec ces figures devenues légendaires, ces magnifiques et sublimes vaincus. Et puis, bien-sûr il y a la langue, la richesse poétique de Shakespeare, qui culmine avec le chant funèbre de Cléopâtre pour son amant défunt comparé à un dauphin qui fend la surface de la mer et brille de mille éclats fugaces.
Vous parlez de pièces complémentaires. Que voulez-vous dire ?
Célie Pauthe : Les personnages sont profondément différents dans leur caractère, dans la manière d’exprimer leurs sentiments mais traversent des affects très proches. Il y a beaucoup d’échos, de similitudes, bien que l’issue, les deux résolutionsde leurs parcours soient toutes différentes. Dans Bérénice, chacun est renvoyé à sonpropre monde, à sa solitude : Titus reste à Rome, Bérénice repart en Judée. Antoine et Cléopâtre, au contraire, unissent à jamais leursdestinées. Ils ont une descendance et espèrent ainsi unir Occident et Orient, faire lien. En ça, ils continuent et prolongent le rêve de César. Ce dernier rêve sera brisé net par Octave, qui impose l’hégémonie de l’Occident, avec pour centre Rome, en exerçant un pouvoir absolu et en faisant disparaître l’Égypte de la carte du monde. Un anéantissement, un effacement géopolitique dont on ressent encore la trace et les effets.
Dans votre manière de porter au plateau ces deux œuvres, dont les récits sont ancrés dans l’antiquité, vous jouez sur une combinaison alliant du très classique à une épure contemporaine ?
Célie Pauthe : Oui, peut-être. Cohabite ensemble quelque chose de très ancien, mais aussi de très contemporain. Mais comme l’est tout le théâtre de Shakespeare, qui ne craint pas l’anachronisme et parle bien-sûr aux contemporains de son temps, en puisant dans les Vies des hommes illustres de Plutarque. Derrière la figure de Cléopâtre, Elisabeth 1er n’est probablement pas très loin. C’est un choix que nous avonsabsolument assumé avec Anaïs Romand, la créatrice de costumes. Je voulais qu’il y ait un contraste entre la sensualité de Cléopâtre et l’austérité politique d’Octave. D’un côté, elle porte des robes somptueuses, de l’autre lui est en costume strict. Il en va de même pour la scénographie. Nous avons beaucoup discuté et rêvé avec Guillaume Delaveau, le scénographe avec qui je partage un long compagnonnage. Son décor entre mur bleu turquoise et sable est un magnifique écrin pour le texte de Shakespeare.
Mélodie Richard n’a pas fait toute la tournée, mais sera présente à l’Odéon…
Célie Pauthe : Pour des raisons de calendrier, nous avons dû adapter la distribution lorsque nous avons repris le spectacle à Besançon. C’est Dea Liane qui, dans la version originale, joue la suivante de Cléopâtre, et qui a repris le rôle pour certaines représentations. Il a bien sûr fallufaire des ajustements. Les deux comédiennes sont très différentes, mais dans les deux cas, c’est une très belle aventure. La pièce, tout aussi intense, prend des tonalités autres. C’est très intéressant et troublant, car l’on entend d’autres résonnances alors que les mots restent les mêmes
Une des grandes forces du spectacle, c’est la part belle que vous donnez à la musique qui rythme parfaitement l’action, le spectacle, qui fait corps avec le texte…
Célie Pauthe : C’est un cadeau inattendu, le fruitd’un travail que j’ai mené, il y a quelques années, avec une troupe d’artistes irakiens autour de l’Orestie d’Eschyle. Grâce à eux, j’ai découvert l’âge d’or de la musique arabe, tout un pan émotionnel, sensible qui m’était jusque-là inconnu. J’ai eu la sensation, l’intuition que par ce biais, je pouvais donner une autre dimension à la pièce, quelque chose de l’ordre du sensible, de l’indicible. Par ailleurs, au cours de mes recherches, j’ai eu la chance de découvrir un opéra écrit par Mohamed Abdelwahab et Ahmed Chawki, autour de Cléopâtre qui était devenue, au début du 20èmesiècle, une figure nationale, le signal d’un réveil du panarabisme, une fierté retrouvée. Une partie des chants qui égrènent le spectacle en sont issus. Et c’est d’ailleurs, grâce à cela que j’ai eu le bonheur de rencontrer Déa.
Qu’en est-il de votre prochaine création ?
Célie Pauthe : C’est un tout autre projet et défi qui m’éloigne pour le coup des rives de la Méditerranée. Je travaille sur un opéra. Une commande de l’opéra de Nantes sur un livret tiré de l’Annonce faite à Marie de Paul Claudel. La musique est signée Philippe Leroux. Un compositeur de musique contemporaine et je dois dire que c’est une aventure qui me rempli de joie.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Antoine et Cléopâtre de William Shakespeare
Création à huis-clos au CDN de Besançon Franche-Comté
Jusqu’au 5 juin 2021 aux Ateliers Berthier – Odéon – théâtre de l’Europe
Durée 3h45
Mise en scène de Célie Pauthe
traduction d’Irène Bonnaud en collaboration avec Célie Pauthe
Avec Guillaume Costanza, Maud Gripon, Dea Liane, Régis Lux, Glenn Marausse, Eugène Marcuse, Mounir Margoum, Mahshad Mokhberi, Mélodie Richard, Adrien Serre, Lounès Tazaïrt, Assane Timbo & Bénédicte Villain
Collaboration artistique de Denis Loubaton
Scénographie de Guillaume Delaveau
Costumes d’Anaïs Romand
Lumière de Sébastien Michaud
Son d’Aline Loustalot
Vidéo de François Weber
Crédit portrait © Élisabeth Carecchio
Crédit photos © H. Bellamy et Marion Lefebvre