À l’Odéon, la metteuse en scène plonge dans le cœur battant d’un hôpital psychiatrique et creuse jusqu’à l’os l’écriture du dramaturge suédois. Sans pathos et avec une belle épure, elle signe un spectacle habité et pregnant. Rencontre.
Qu’est-ce qui vous à donner envie de mettre en scène ce texte emblématique et si particulier de Lars Norén ?
Julie Duclos : Je crois que ce qui m’a le plus saisi, le plus touché, c’est la manière dont il parle de la folie, dont il l’aborde. Il y a dans sa plume, dans sa vision quelque chose de l’ordre du magnifique. Bien au-delà, des clichés, il fait de ses personnages et de leur singularité, des témoins du temps présent. À travers leur regard, c’est le monde extérieur qui s’invite au plateau et dans les couloirs de cet asile.Bien que la pièce soit ancrée dans les années 1990, elle entre en résonnance avec les maux de notre époque. J’ai, certes, procédé à quelques actualisations pour la rendre totalement actuelle, mais tout est déjà là. Comme si finalement la frénésie du monde qui nous entoure, cette forme de violence et d’individualisme sous-jacente, était inhérente à nos rapports à l’autre. C’est une des grandes forces de ce texte, de parler de ce que nous sommes, à travers le microcosme de cet hôpital psychiatrique, qui n’est que le miroir de notre société. On y trouve des gens de tout âge, de tout milieu, de tout sexe. C’est comme un concentré de ce que nous sommes. Les sujets défilent. C’est frappant de voir comment, Lars Norén dépeint le monde d’hier, d’aujourd’hui, ses manquements, ses errances, ses dérives. Rien n’a changé. Les maux sont les mêmes, les femmes violentées sexuellement, les migrants venus de pays en guerre, etc.
Qu’est-ce qui vous intéresse autant dans la folie ?
Julie Duclos : Ce n’est pas tant la folie que la manière dont Norén en parle. Il ne la juge pas, bien au contraire. Disons qu’il travaille plutôt sur la question de normalité. Pour lui, la folie est en nous. Elle est intrinsèque à l’être humain. Tout dépend de nos parcours de vie, d’événements vécus, de situations. Dans l’univers qu’il décrit, chacun est abimé par la vie et est touché à divers degrés. C’est un univers troublant, un miroir du monde. Il y a la jeune fille anorexique à la fois lumineuse mais qui transpire par tous les pores de sa peau un mal-être dont elle ne peut se détacher, il y a ce jeune homme schizophrène qui est incapable de parler. C’est une myriade de portraits qui, quand on les rassemble, donne à voir un morceau d’humanité riche, complexe autant que très actuel.
Pourtant on est loin d’une sorte de catalogue ?
Julie Duclos : En effet, Si chaque personnage est un moment dans la lumière, la grande force de la pièce de Norén est de les imbriquer dans la vie de cet asile psychiatrique. C’est d’ailleurs en cela, que l’on voit que c’est un grand dramaturge qui a le sens du plateau. Loin d’être redondante ou systématique, la manière dont il aborde les troubles, dont il cisèle chaque protagoniste, évite l’écueil de concentrer en un même lieu toute la misère du monde. Il y a de la lumière dans chacun d’eux. En nous entraînant au plus près de leur quotidien, en nous invitant dans cette salle commune, il insuffle un rythme et donne le pouls de ce monde coupé de l’extérieur. Certains rentrent, d’autres sortent. Certains jouent, mangent, se posent, d’autres cherchent à tromper la surveillance des aides-soignants pour fumer, pour tenter de trouver une échappatoire. Ce qui est assez beau c’est que malgré une certaine forme d’égocentrisme, une vraie solidarité unit les membres de cette communauté. Il n’y a pas de pathos, juste des instants de vie tantôt joyeux, tantôt plus sombres. Par son écriture, Lars Norén arrive, je trouve, à mettre de la beauté, de la grâce et de la poésie partout même dans un lieu qui pourrait en être exempt.
Passer par le prisme de l’hôpital psychiatrique, n’est pas aussi un moyen de faire fi du système de castes et de classe ?
Julie Duclos : Bien sûr. Face à certains maux, certaines maladies, certains mal-être, nous sommes tous égaux. Riches ou pauvres, quelle que soit notre religion, notre sexe, notre métier, quand on est admis dans ce genre d’établissement, les barrières sautent. On est finalement tous des êtres humains confrontés aux réalités, aux aléas de la vie.
Est-ce que c’est l’écriture de Norén qui vous a donné envie de vous attaquer à cette pièce ?
Julie Duclos : C’est en effet, une des principales raisons de mon envie de monter Kliniken. Il y a dans son écriture quelque chose d’immersif. Chaque mot invite à plonger dans le quotidien de cet asile, d’aller à la rencontre de ses habitants. Par ailleurs, il y a aussi cette dimension, un truc de l’ordre du documentaire. Il est allé à leur rencontre. Et par la magie de son regard, il entremêle avec finesse et virtuosité, le réel, le fictionnel. Ce que j’aime aussi c’est la musicalité de sa langue, que la traduction de Camilla Bouchet, Jean-Louis Martinelli et Arnaud Roig-Mora respecte à merveille. Tout est travaillé avec précision. C’était pour moi très intéressant de le mettre au plateau, de diriger les comédiens dans cet esthétisme si tangible, si poétique, presque surréaliste.
Comme nombre de metteuses et metteurs en scène de votre génération, qui sont passés par l’écriture de plateau, on sent l’envie de s’attaquer à des textes plus littéraires, des œuvres dramaturgiques…
Julie Duclos : Oui, c’est possible. En tout cas personnellement, je n’ai pas de programme, de plan longtemps à l’avance. J’ai besoin de finir un projet avant d’en entamer un autre. Je crois que cela dépend du moment, des envies. J’ai commencé par de l’écriture de plateau, de textes nés de l’improvisation. J’y retournerai peut-être. C’est quelque chose qui est très mouvant pour moi. Je travaille au fil des rencontres, du hasard. Avec Le Maeterlinck ou le Norèn, cela a été viscéral, de l’ordre de l’évidence. J’ai tout de suite eu des visions de ce que cela pourrait donner sur scène en les lisant. C’est très important pour moi. Métaphoriquement parlant, quand je commence à aborder une œuvre, il y a comme un dialogue qui s’installe avec l’auteur, qui fait évoluer mon travail, ma manière d’en aborder les contours, d’en interroger la forme.
Pour Cette pièce, vous avez fait appel pour la scénographie au comédien, Matthieu Sampeur. Comment cette idée vous est-elle venue ?
Julie Duclos : Avec Matthieu, nos parcours se sont souvent croisés. Il était d’ailleurs Pelléas dans le Maeterlinck que j’ai mis en scène à la Fabrica dans le cadre de l’édition 2019 du Festival d’Avignon. Quand j’ai commencé à imaginer monter Kliniken, nous avons pas mal échangé. Je lui ai parlé de mes rêveries, de mes envies. Très vite, il a eu une idée de décor en faisant un dessin, sa première intuition d’espace a été pour moi comme une évidence, comme un prolongement de mes pensées. On a tenté de matérialiser tout ça en maquette. Aidé d’Alexandre de Dardel, il a ensuite cheminé pour construire la scénographie avec plus de précision, et aboutir à ce qu’elle est aujourd’hui.
Comment s’est fait le choix des comédiens ?
Julie Duclos : la distribution est assez mélangée. D’un côté, il y a des comédiens avec qui j’ai l’habitude de travailler, de l’autre, de jeunes artistes, comme Alexandra Gentil, que j’ai découvert lors d’atelier, notamment à l’École du Nord. Puis, il y a le hasard des rencontres. Je tenais tout particulièrement à ce qu’il y ait une alchimie au plateau, mais aussi dans les coulisses. C’est un projet de longue haleine. Il a fallu un an pour rassembler la troupe, pour faire de ces treize artistes un groupe. Pour chaque rôle, il y a eu un vrai processus de recrutement. Ce n’est pas qu’un personnage, il fallait que cela colle avec ma vision, ce que je voulais faire entendre de l’œuvre de Norèn. Pour le personnage de Mohammed, qui joue dans mon adaptation un Syrien, le casting a pris du temps. Je voulais quelqu’un qui soit authentique. Quand j’ai fait la connaissance de Mithkal Alzghair, qui est danseur et chorégraphe de formation, j’ai eu l’intuition qu’on touchait quelque chose de l’ordre de la véracité. Cela a tout de suite fonctionné. En tout cas, c’est une belle aventure humaine, que l’on ressent je crois au plateau. C’est ce qui m’importe le plus !
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’amore
Kliniken de Lars Norén
Odéon – Théâtre de l’Europe
place de l’Odéon
75006 Paris
Jusqu’au 26 mai 2022
Durée 2h40 avec entracte
Traduction de Camilla Bouchet, Jean-Louis Martinelli et Arnaud Roig-Mora
Mise En Scène de Julie Duclos assistée d’Antoine Hirel
Avec Mithkal Alzghair, Alexandra Gentil, David Gouhier, Émilie Incerti Formentini, Manon Kneusé, Yohan Lopez, Stéphanie Marc, Cyril Metzger, Leïla Muse, Alix Riemer, Maxime Thébault, Émilien Tessier et Étienne Toqué
Scénographie de Matthieu Sampeur
Collaboration à la scénographie – Alexandre De Dardel
Lumières de Dominique Bruguière assisté d’Émilie Fau
Vidéo de Quentin Vigier
Son de Samuel Chabert
Costumes de Lucie Ben Bâta Durand
Régie Générale de Sébastien Mathé
Avec Mithkal Alzghair, Alexandra Gentil, David Gouhier, Émilie Incerti Formentini, Manon Kneusé, Yohan Lopez, Stéphanie Marc, Cyril Metzger, Leïla Muse, Alix Riemer, Maxime Thébault, Émilien Tessier et Étienne Toqué
Crédit portrait © Delphine Hecquet
Crédit photos © Simon Gosselin