Pour sa première édition, le festival des AnthropoScènes, à Évreux, donne à voir la grande fresque de Johanny Bert. Une demi-journée de théâtre qui s’empare de questions contemporaines pour en offrir une vision sublimée, loin du manichéisme.
Évreux se pare de son festival du spectacle vivant. La première édition des AnthropoScènes se tient du 29 avril au 15 mai dans les différents lieux du Tangram, scène nationale de l’Eure. Son nom, qui renvoie à cette ère nouvelle où l’humain dicte ses lois à la nature, en donne le ton. Valérie Baran, directrice de cet ensemble de salles de spectacle, entend accompagner par l’art des réflexions sur des enjeux contemporains. L’écologie, le virtuel et la catastrophe sont autant de thèmes traversés par les œuvres programmées au sein du festival et approfondis par des débats et des conférences.
Repli catastrophiste
Une Épopée trouve bien sa place dans ce champ de réflexions. Cette pièce-aventure, étalée sur une demi-journée, entrecoupée d’entractes et d’une sieste musicale, tourne tout autour de discours annonçant la catastrophe imminente. Cette pensée amène les parents de Deneb et Xen à parquer leur famille entre les murs circulaires d’une maison construite comme un abri isolé du monde extérieur. Produits malencontreux de tous les alarmismes, ils pensent le dehors perdu, néfaste, gangréné par sa pollution toxique et sa violence endémique, irrécupérable.
Johanny Bert s’amuse dans ce premier temps à nous mener en bateau, distillant dans cette maison isolée une ambiance douce et bienveillante pour mieux en dévoiler, par la suite, l’amertume cachée. La pièce décrit d’abord le quotidien de cette famille new age, occupée à méditer quand elle n’est pas au potager. Il faut qu’un sac en plastique vole au vent par-dessus les murs d’enceinte de la maison pour alerter Deneb, l’aînée de la fratrie, de l’existence d’un monde là où le père n’a toujours parlé que d’un grand vide, et dévoiler un mensonge étouffant derrière cette éducation prétendument bienveillante.
Dépeindre un monde complexe
Il est rafraîchissant et de voir ainsi étrillées certaines utopies modernes d’autonomie individuelle, leur fond xénophobe et leur incapacité réactionnaire à tolérer l’altérité dans le présent. Lorsque Deneb et Xen escaladent la forteresse qui leur sert de domicile, ils découvrent un monde sans limites, autrement plus sale, chaotique et complexe que tout ce qu’ils ont connu avant. Un monde dans lequel le bien et le mal coexistent, souvent à l’intérieur d’une même chose.
Dans leur quête pour redonner vie à des parents damnés par la honte et le chagrin, les protagonistes rencontrent des personnages spectaculaires. Il y a cette jeune fille aux bras démesurément longs qui n’a pour langage que des slogans publicitaires, ou cet oiseau géant magnifiquement modelé par les marionnettistes Pascale Blaison et Lydia Sevette. Et, de vignette en vignette, ces Rica et Usbek contemporains s’émerveillent, avec un œil neuf, de la chorégraphie humaine d’un supermarché ou du feu d’artifice de couleurs que font scintiller les néons des fast-food de la ville.
Se réconcilier avec le présent
Ambitieux et ample, ce spectacle de six heures se divise en quatre parties écrites par des auteurs rodés au jeune public. Arnaud Cathrine, Gwendoline Soublin et Catherine Verlaguet signent respectivement les trois premiers segments, puis Johanny Bert se joint à Thomas Gornet pour composer le dernier acte. Sans que l’ensemble ne manque réellement d’unité esthétique et narrative, les parties demeurent un peu inégales en intérêt. On aurait par exemple pu se passer de l’apparition caricaturale d’un groupe de jeunes censés être dépeints dans leurs contradictions, mais qui apparaissent finalement comme un fantasme d’adultes trop excessif et artificiel.
Destinée au jeune public, cette fable sensibilise certes aux enjeux écologiques, mais elle troque le pessimisme nihiliste contre une exhortation à se réconcilier avec le présent, sans pour autant renoncer à l’action. Le pari de l’épopée est ambitieux, et on frôle parfois le trop-plein. Mais il ne fait pas de doute que Bert y fabrique un beau théâtre artisanal, capable de produire des visions envoûtantes tout en plantant quelques graines de réflexions dans l’esprit de son public.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Évreux
Festival Les AnthropoScènes
Le Tangram – Scène nationale Évreux-Louviers
Une Épopée de Johanny Bert
Le Cadran
1 boulevard de Normandie
27000 Évreux
Conception et mise en scène Johanny Bert
Assistant mise en scène Thomas Gornet
Texte Arnaud Cathrine (partie 1), Gwendoline Soublin (partie 2), Catherine Verlaguet (partie 3), Thomas Gornet et Johanny Bert (partie 4)
Compositeur et musicien en scène Thomas Quinart
Dramaturgie Olivia Burton
Scénographie Jeff Garraud
Création costumes Pétronille Salomé assistée des stagiaires Mélanie Couëdel, Morgane Marie Pegon et Elia Valet
Création marionnettes Pascale Blaison assistée de la stagiaire Lydia Sevette
Création lumières Felix Bataillou
Création vidéo Baptiste Klein
Accessoiriste Amandine Livet assistée de Charlotte Girard, François Carpreau, Margaux Follea, François Robilliard et Andrea Warzee
Régie générale et plateau Guillaume Niemetzky
Régie lumière Janfi Viguié
Régie plateau Charlotte Girard
Régie son Jean-Baptiste de Tonquédec, Simon Muller
Construction décor Ateliers de la MC93 – Maurizio Moretti, Jeff Garraud assisté du stagiaire Lior Hanoun
Avec Sarajeanne Drillaud, Amélie Esbelin, Laëtitia Le Mesle, Guillaume Cantillon, Nicolas Cornille, Côme Thieulin, Térence Rion
Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage