Au Maif Social Club, dans l’exposition « Prendre la tangente », la commissaire d’exposition Jeanne Mercier explore les problématiques liées au voyage et au tourisme à travers les œuvres d’onze artistes venus d’Afrique, d’Europe ou des États-Unis. Elle évoque avec nous cet itinéraire artistique et les rapports entre art et voyage.
Comment est née cette exposition ?
Jeanne Mercier : Il y a un an et demi, pendant la pandémie, le Maif Social Club est venu me voir pour préparer cette exposition consacrée au voyage. L’idée était d’en imaginer les virtualités futures. J’avais déjà travaillé sur les croyances du futur à l’Institut des Cultures d’Islam en 2020, et depuis quinze ans, je m’intéresse dans mon travail à la déconstruction des stéréotypes et la création de nouveaux imaginaires, à la façon dont les artistes peuvent amener de nouvelles formes de savoir et révéler des prospectives du futur. Pour « Prendre la tangente », j’ai imaginé un parcours fait d’escales, dans lequel le spectateur est guidé comme dans une chorégraphie. Isabelle Daëron, la scénographe de l’exposition, a eu l’idée de transformer les visiteurs en voyageurs à travers un décor qui reproduit les intérieurs d’un train, d’un bateau, puis d’un avion. Il y a donc dix escales pour onze artistes, et je voulais que l’on traverse les artefacts et les symboles du voyages : le passeport et sa question politique à travers l’œuvre de Lucy et Jorge Orta, la carte avec Marco Godinho, les valises de Kathleen Vance…
Il y a de l’humour dans la plupart des œuvres, de l’Arnakech de Laila Hida aux bouées kitsch d’Inflatbowl #2 de Laurent Perbos…
JM : Oui, parce que ces artistes s’amusent à déplacer le regard et invitent les visiteurs à penser différemment leurs stéréotypes. Là où les voyages pourraient amener à penser que l’on connaît bien un endroit, l’exposition invite à faire un pas de côté, à imaginer de nouvelles manières de visiter.
Certaines des questions écologiques, politiques ou postcoloniales relatives au voyage soulevées dans cette exposition s’appliquent au monde de l’art lui-même, qu’il s’agisse du sujet de la restitution ou des déplacements internationaux générés par les foires d’art, par exemple. En tant que commissaire d’exposition, comment réfléchissez-vous à ces questions ?
JM : Pendant le confinement, tout le monde s’est posé la question de ces foires, de ces biennales. Pour ma part, je fais partie d’un collectif qui se penche sur la pollution des festivals photo, en lien avec celui de Lodz, notamment. On cherche à réduire l’impact des déplacements, et à produire les expositions de la manière la plus neutre possible. Il y a énormément d’artistes qui sont concernés par ces questions-là, et qui travaillent sur des œuvres plus écologiques, ou sur de nouveaux moyens d’imprimer, par exemple. On doit aussi réfléchir à la façon dont on peut réduire ses déplacements, arrêter la course aux festivals, etc… Et, à la place, travailler plus localement, par rapport à un territoire et son public.
Vous avez cofondé une plateforme nommée Afrique in visu, qui est une archive vivante de la photographie africaine. Quel regard portez-vous sur la création artistique du continent ?
JM : L’évolution de la pratique photographique est fulgurante. Cela est dû, entre autres, à internet et aux réseaux sociaux, qui permettent à la fois un accès facile au savoir et une diffusion rapide, sans intermédiaires. On observe aussi aussi une évolution des imaginaires, avec des univers artistiques beaucoup plus oniriques qu’avant, qui viennent renouveler le regard sur un continent longtemps photographié par les autres, les occidentaux. La fiction est très présente dans cette réappropriation des imaginaires car elle permet de déplacer le regard. Il y a aussi de plus en plus de femmes. Dans les arts visuels de manière générale, les artistes africains venus de l’image en deux dimensions glissent de plus en plus vers le volume, vers des œuvres dans lesquelles les gens peuvent s’immerger, notamment à travers des installations. Le regard sur le continent change, également : il est devenu inévitable d’aborder les questions mémorielle et décoloniale, Emmanuel Macron en a fait la une thématique centrale de son mandat. Aujourd’hui, dans les arts, l’Afrique n’est même plus en question, elle est considérée comme un acteur à part entière. Se pose toujours la question de qui va voir quoi : est-ce que cela a un sens de présenter des œuvres très austères, incompréhensibles, dans des lieux très mixtes socialement ? Il ne s’agit pas d’abaisser les propositions, mais, justement, de considérer que le public est plus intelligent qu’on ne le pense, et que l’on peut très bien susciter des réflexions et des discussions à condition que les œuvres le permettent.
Propos recueillis par Samuel Gleyze-Esteban
Prendre la tangente : De nouvelles manières de s’évader
Jusqu’au 23 juillet 2022
MAIF Social Club
37 rue de Turenne
75003 Paris
Crédit photos © Baptiste de Ville d’Avray © Jean-Louis Carli