Lumineuse, magnétique, fiévreuse, Golshifteh Faharani prête son visage d’ange, de madone, son intensité, sa virtuosité, à Anna Karénine, cette femme passionnée, vibrante, qui sacrifie, convenance, dignité, famille, fils, à un unique objet de son amour. Impressionnante, un peu trop appliquée peut être, la comédienne irradie la scène de sa beauté et de sa pureté, gommant les petites imperfections de cette adaptation moderne du chef d’œuvres de Tolstoï. Elle saisit avec une force inouïe la fragilité du personnage pour mieux souligner l’injustice subie. Femme dans un monde machiste, elle se révolte. Aux portes de la mort, elle reste entière…une féministe d’avant garde.
Dans un silence quasi religieux, une femme de dos, cheveux bruns détachés, semble s’abîmer en prière, le regard hypnotisé par le grand drap blanc qui tapisse le fond de la scène. Quelques notes de musique s’élèvent, stridentes. Puis, défilent en arrière-plan, des images à la limite du soutenable d’un cheval agonisant. La camera s’attarde sur le corps abimé, blessé. Le vert des pâturages que l’on voit au loin contraste avec la vision macabre de l’animal pris de spasmes. Puis, d’un coup, la salle est plongée dans l’obscurité. Ce premier choc visuel, qui laisse une empreinte sur nos prunelles, dérange et intrigue. Certains seront rebutés, s’agaceront et finiront par rester en retrait de cette adaptation résolument moderne du chef d’œuvre de Léon Tolstoï. Mais la majeure partie du public restera scotchée par cette entrée en matière violente et cruelle et se laissera emporter par la sombre poésie, la belle noirceur de l’ensemble.
Après ce prélude cru, brutal, le plateau s’éclaire à nouveau, dévoilant un tout autre décor, assez minimaliste, imaginé par Mathieu Lorry-Dupuy : quelques chaises disparates, un lustre en bronze, magistral, posé sur le sol, qui finira par s’envoler dans les cintres du théâtre, un piano et des voilages, blancs puis argentés, en arrière plan. Des ombres apparaissent. Des silhouettes évoluent et gravitent autour de la trop belle, trop idéale Anna Karénine (envoûtante et incandescente Golshifteh Farahani). Femme fidèle d’un homme de pouvoir, sœur compréhensive d’un frère volage, mère d’un fils adoré, amie à l’écoute, l’héroïne de Tolstoï semble avoir tout pour être heureuse et comblée. Et pourtant, il suffit d’un regard, d’une rencontre pour que son monde vacille, pour que son cœur endormi se réveille et vibre passionnément.
Corsetée dans cette Russie impériale où l’honneur prime et où la femme même noble n’a qu’une place de second ordre, Anna Karénine rêve de liberté, d’émancipation, d’aimer sans contrainte. Follement éprise du beau comte Vronski (fade Stanislas Stanic), elle acceptera l’opprobre, la honte, la mise au banc de la société, ne plus voir son fils, pour respirer le même air que lui, être à ses côtés pour toujours. Cette folie amoureuse la rend terriblement vivante mais la condamne. Femme absolue, entière, elle se donne corps et âme à l’homme aimé. Elle en paiera le prix fort. Très vite rongée par la culpabilité, prise de fièvre, elle se perd un peu plus chaque jour. Son destin est en marche, inexorable. La mort lui semble un refuge si doux, le meilleur moyen d’en finir avec les tourments qui l’assaillent.
Loin de s’arrêter à l’image romanesque et romantique de cette femme perdue par amour, Gaëtan Vassart signe une adaptation féministe du roman de Tolstoï. Sa mise en scène se concentre principalement sur trois héroïnes : Anna Karénine, celle qui cède à ses pulsions ; Daria Oblonski (fabuleuse et drolatique Emeline Bayart), celle qui est bafouée, mais qui pardonne sans oublier d’égratigner son mari de reproches et de cinglantes vindictes ; et enfin Kitty (pétulante Sabrina Kouroughli), la romantique, celle qui par dépit se résout au mariage de raison et s’épanouit dans ce dernier. Tout en suivant l’écriture poétique, fluide du romancier russe, celle qui dévoile les passions dévorantes, les faiblesses du cœur, il libère la parole de ces trois femmes, la rend belle, drôle, cocasse, violente, envoûtante, crue et parfois circonspecte et attentive.
Cette tragédie humaine ne serait pas aussi intense sans la présence vibrante de Golshifteh Farahani. Tel un ange ténébreux, sombre, elle apparaît dans un nuage de vapeur. Le visage d’une beauté rare, encadré de fourrure noire, soulignant sa pâleur, son teint lumineux, elle insuffle à son personnage densité et profondeur. Flamboyante dans la passion, elle se fait fébrile dans la douleur, sombre dans la folie, lucide face à la mort. Si parfois, la comédienne, qui n’a appris le français il n’y a que 8 ans, est un peu trop appliquée dans la diction, notamment dans les longs monologues, son naturel, sa virtuosité, font oublier cela. Elle est Anna Karénine, bouleversante et touchante. Face à elle, la troupe est bien disparate. Certains manquent de fougue et incarnent fadement les romanesques personnages de Tolstoï, quand d’autres leur donnent vie ardemment. Drôle, burlesque, fantasque, gouailleuse à souhait, Emeline Bayart est une savoureuse, drolatique et fabuleuse Daria. Elle est secondée dans ses pitreries par l’excellent Alexandre Steiger, qui joue son époux Stiva Oblonski. Veule, bouffon et charmeur, il passe de l’un à l’autre avec aisance…
Bien qu’imparfaite, la version de Gaëtan Vassart est empreinte d’une beauté et d’une intensité rare. Simple, touchante, elle offre un autre visage à Anna Karénine, celui d’une femme libre, d’une féministe humaniste…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Anna Karénine de Léon Tolstoï
Théâtre de Tempête – salle Serreau
Route du Champ-de-Manœuvre
75012 Paris
Jusqu’au 12 juin 2016
du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 16h
durée 2h10
adaptation et mise en scène de Gaëtan Vassart
avec Golshifteh Farahani, Emeline Bayart, Xavier Boiffier, Sabrina Kouroughli, Xavier Legrand, Manon Rousselle, Igor Skreblin, Stanislas Stanic et Alexandre Steiger
scénographie de Mathieu Lorry-Dupuy
lumières de Olivier Oudiou
costumesde Stéphanie Coudert
son de David Geffard
vidéo de Diego Governatori
dramaturgie de Laure Roldan
chorégraphie de Cécile Bon
régie générale de Sébastien Lemarchand
production Compagnie La Ronde de Nuit
Crédit photos © Antonia Bozzi