Au théâtre du Petit-Saint-Martin, François de Brauer reprend sa dernière création absolument jubilatoire, Rencontre avec une illuminée. Grand brun, un brin dégingandé, le comédien et auteur a l’art et la manière d’embarquer le spectateur dans d’autres réalités, d’autres dimensions follement drôles et intensément réflectives. Questionnant le monde qu’il l’entoure, il tisse des récits de vies où le réel et la fiction se conjugue habilement. Rencontre.
Quel est votre premier souvenir d’art vivant ?
Je suis né à Douai dans le Nord. Nous habitions sur une place où s’installait un cirque un mois par an. Nous allions au cirque tous les ans en famille. Je me souviens surtout des animaux qui m’impressionnaient beaucoup, de leur odeur mêlée à celle des maquillages et des bonbons qu’on nous offrait à l’entrée. Un peu plus tard, ce sont les sketchs des humoristes que ma mère écoutait en boucle sur « rire et chansons » quand elle conduisait. Je me souviens surtout de Coluche qu’elle aimait beaucoup et qu’elle avait brièvement connu dans sa jeunesse. Avec les rires enregistrés du public, c’était quand même une première expérience de la salle, sans y être, ça donnait très envie d’être parmi eux.
Quel a été le déclencheur qui vous a donné envie d’embrasser une carrière dans le secteur de l’art vivant ?
Mes frères y sont pour beaucoup, je crois. J’ai un grand demi-frère Damien Bigourdan qui a fait le conservatoire dix ans avant moi et que j’idolâtrais. Ado, j’étais allé le voir jouer et chanter (il est aussi chanteur lyrique, ténor) ça m’avait beaucoup impressionné. Et mon frère Pierre de Brauer, lui, avait découvert l’improvisation et les matchs d’impro dans les Yvelines, il s’épanouissait beaucoup dans cette pratique. Il m’encourageait à rejoindre l’équipe, étant persuadé que j’y aurais ma place. J’ai commencé l’impro grâce à lui, j’y ai trouvé une place en effet, je n’ai plus quitté la scène depuis. J’ai suivi mes frères en somme.
Qu’est-ce qui a fait que vous avez choisi d’être comédien… ?
Mes frères donc, la passion pour l’improvisation, des difficultés à l’école, le sentiment que ma vie n’est pas très intéressante, le besoin d’incarner de multiples destins, des parents suffisamment ouverts à l’idée que j’arrête le lycée pour prendre des cours de théâtre et une fois dans les cours, une forme d’évidence. Un premier concours, celui de la classe libre du cours Florent qui légitime l’interruption du lycée et soulage tout le monde puis la passion pour les œuvres dramatiques… Mais vraiment « choisi » ? C’est peut-être un peu plus tard, quand le métier devient concret, après les écoles, après quelques spectacles, en découvrant aussi la part plus incertaine, plus éprouvante de ce métier. J’ai choisi et je continue de choisir ce métier car la proximité avec les fictions, le rapport organique avec elles me passionne. Et puis le théâtre est un art qui m’émeut particulièrement, dans ce qu’il réclame d’exigence, de passion, de présence réinventée, dans ce qu’il a d’éphémère.
Le premier spectacle auquel vous avez participé et quel souvenir en retenez-vous ?
Les premiers spectacles, ce sont donc les matchs d’improvisation. Avec mon frère et toute une bande d’amis dont certains sont devenus humoristes et comédiens. Ensuite, il y a eu les spectacles d’écoles. Mais le premier spectacle – disons « professionnel » – celui pour lequel j’ai touché un premier cachet – un grand événement – c’était « Le chant du tournesol » d’Irina Dalle mis en scène par Cécile Arthus et Mélanie Dreyfus. J’en garde de merveilleux souvenirs. Deux metteuses en scène intelligentes, tendres et sur scène, je jouais avec deux comédiennes adorables ; quatre filles merveilleuses et belles, rien que pour moi. Nous avions joué une vingtaine de dates dans des lieux insolites. Le texte était plein de naïveté et de fantaisie. Mon personnage s’appelait Désiré et je jouais toute la pièce en slip. Voilà ! À vingt ans, que demander de plus ? J’ai retenu de ce texte une réplique que, depuis, je dis toujours avant d’entrer en scène, comme un mantra.
Votre plus grand coup de cœur scénique ?
Il y a évidemment Philippe Caubère sans qui je n’écrirais pas de seuls en scène, du moins pas de cette manière et dont l’influence est telle qu’elle surplombe toutes les autres. Mais en lisant la question, j’ai pensé intuitivement à une scène. Je suis un inconditionnel des Chiens de Navarre. Il y a un spectacle – je crois que c’est Quand je pense qu’on va vieillir ensemble – où on assiste à une succession de réunions de toutes sortes. Un merveilleux spectacle. Dans une scène, Thomas Scimeca joue un jeune type désespérément maladroit qui s’entraîne à passer un entretien d’embauche avec un groupe et un coach. C’est une scène qui m’a laissé béat d’admiration, qui m’a fait rire aux larmes, car l’enlisement de ce pauvre gars est poussé tellement loin, il est tellement bien joué qu’on rit sans cesse tout en nourrissant une peine infini pour lui. Car c’est certain que dans la société dans laquelle il tente d’évoluer, ce type est voué au pire des destins. C’était à proprement parlé à pleurer de rire. J’aime beaucoup les humoristes, mais il n’y a que l’empathie pour un personnage prisonnier d’une situation pour vous emmener aussi loin dans le rire. Au-delà des seuls-en-scène, je veux continuer à écrire pour d’autres interprètes à partir de leurs improvisations, au théâtre et au cinéma, pour essayer d’atteindre ce rire-là.
Quelles sont vos plus belles rencontres ?
Je pense à celles et ceux qui m’accompagnent sur l’écriture de mes projets. Ce sont mes grands amis. Je ne sais pas travailler avec des gens que je n’estime pas profondément, artistiquement et humainement. Je pense à Louis Arene, mon camarade de promotion du Conservatoire, avec qui nous avons partagé de nombreuses créations, pas loin de dix, pour qui j’ai une admiration sans borne. Nous avons des sensibilités différentes qui s’affirment avec le temps, mais nous gardons une très précieuse complicité. Louis sait tout de moi, j’ai improvisé devant lui les scènes les plus humiliantes de ma vie. Suite à mes dernières résidences avec lui, je suis rentré avec trente-six heures d’improvisations, j’ai de quoi nourrir des spectacles toute ma vie. Il a créé sa compagnie, le Munstrum Théâtre avec Lionel Lingelser où ils développent un travail plastique, sur le masque notamment, absolument original et puissant. Je les ai accompagnés dans l’écriture de deux de leurs spectacles.
Je pense aussi à Joséphine Serre, comédienne, autrice et metteuse en scène brillantissime, avec qui nous travaillons et dialoguons depuis le cours Florent. Elle m’a accompagné sur La loi des prodiges et sur Les performants, le spectacle que j’ai renoncé à créer pour me lancer dans Rencontre avec une illuminée.
Et je pense aussi à Jean-Luc Gaget, co-auteur de Rencontre avec une illuminée que j’ai rencontré beaucoup plus récemment, avec qui nous avons écrit un scénario de long-métrage pendant la période des confinements. Cette rencontre et ce projet ont donné beaucoup de sens à cette période.
Il y a bien d’autres rencontres qui ont compté. Des profs inoubliables à Florent, au Conservatoire. Des metteurs en scène qui m’ont donné confiance en me distribuant dans de beaux rôles.
Et il y a la rencontre qui s’est imposée dans un titre, car l’illuminée de Rencontre avec une illuminée est inspirée d’une authentique amie très chère ; Estelle Meyer, chanteuse et comédienne au talent immense.
En quoi votre métier est essentiel à votre équilibre ?
Pendant les confinements, j’ai fait un petit calcul pour tenter de mesurer le degré de manque, l’impact psychologique que pouvait avoir sur moi, le fait de ne pas jouer. Je me suis rendu compte que depuis quinze ans, j’étais sur scène un soir sur trois en moyenne. Ça m’a étonné, je ne pensais pas avoir joué autant. Mais forcément, le corps et l’esprit se conditionnent avec ce quotidien, avec ces montées d’adrénaline régulières, avec le trac, la camaraderie, les saluts, les remerciements des spectateurs et quand ça s’arrête, c’est troublant. Si j’étais en incapacité de jouer, ça me manquerait terriblement, mais je crois que je pourrais m’en tenir à l’écriture, car ce qui est vraiment essentiel pour moi, c’est de pouvoir exprimer à travers des situations fictives, les émotions, les impressions négatives ou positives qui me percutent dans mon quotidien.
Qu’est-ce qui vous inspire ?
De nombreux artistes et leur œuvre, bien sûr. Mais avant tout, les gens. Les amis, les proches, mais aussi les inconnus, les passants. Leurs voix, leurs manies, leurs postures. Leur attachement à des communautés, à des conventions sociales, à des croyances, des pensées magiques. Leurs contradictions, leurs illusions, leur hypocrisie ou leur lâcheté. C’est si tendrement drôle à mettre en lumière, tout ça. Mais j’essaye de le faire sans surplomb. Pas que je sois un gentil garçon, mais je crois que ça ne fonctionne vraiment que si on reconnaît en soi la source des faiblesses qu’on veut éclairer.
De quel ordre est votre rapport à la scène ?
Je ne suis pas croyant comme je le raconte dans « Rencontre avec une illuminée » à travers le personnage de Simon, mais mon rapport à la scène est d’ordre religieux, il me semble. Au sens étymologique du mot, c’est-à-dire, qui, relie les humains entre eux. En-tout-cas, moi il me relie à eux. Je crois au théâtre. J’adore cette cérémonie qui nous impose de ritualiser avant, après, de répéter des centaines de fois les mêmes mots, de conquérir les cœurs des spectateurs. Et puis ça va sembler emphatique, mais ce métier donne un sens à ma vie. J’ai parfois l’impression de me vouer au théâtre comme à une religion. Le théâtre m’impose parfois des longues périodes d’ascétisme et je ne bronche pas. Je suis très optimiste pour le théâtre, je crois qu’avec l’utilisation grandissante des écrans, cette expérience de sollicitation de l’imaginaire, en présence des interprètes, va devenir de plus en plus savoureuse. J’ai foi dans le théâtre.
À quel endroit de votre chair, de votre corps, situez-vous votre désir de faire votre métier ?
Bonne question. J’hésite. Je dirais que ça part du nombril, non pas parce que c’est là qu’on situe l’égo, mais parce que c’est le point d’équilibre de tout le corps. Et j’ai l’impression que mon désir de jouer et d’écrire est dans tout mon corps. Le nombril est à égale distance de la tête et des pieds. J’écris autant avec ma tête qu’avec mes pieds, car j’écris en improvisant. Quand j’ai une idée, si les circonstances le permettent, je me lève, j’allume ma caméra et je joue. Le nombril est aussi à égale distance du pubis et du plexus. Le désir de jouer part aussi du pubis. Il y a une charge érotique dans l’exercice du jeu et particulièrement dans le seul-en-scène. Ça peut sembler indécent, mais je crois qu’un interprète doit érotiser son public d’une manière ou d’une autre. Le rire peut être source d’érotisme d’ailleurs. Et puis j’ai aussi un plexus très réactif, qui se bloque vite quand je suis chargé d’émotion. Pour bien jouer, il faut qu’il soit libéré et que l’émotion circule. Il me semble que le plexus ne ment pas sur mon émotion réelle du moment, du soir. Je crois que mon désir de m’exprimer part du plexus.
Avec quels autres artistes aimeriez-vous travailler ?
La liste est longue. J’ai très envie de faire plus de cinéma, mais pour limiter ma réponse au théâtre, j’aimerais beaucoup participer à une création de Jean-Christophe Meurisse (qui fait des supers films aussi d’ailleurs) ou de Joël Pommerat, jouer dans un spectacle de Julie Deliquet ou de Jean-François Sivadier. J’attends aussi avec impatience que mon ami Yannik Landrein se lance dans une mise en scène dont nous parlons depuis longtemps. Chez tous ces metteurs et metteuse en scène merveilleux.ses, il y a une exigence intellectuelle et esthétique associée à beaucoup d’humour, une conception ludique de la scène comme lieu d’écriture par le jeu.
À quel projet fou aimeriez-vous participer ?
C’est une belle question. Mais je ne préfère pas tenter d’y répondre. Je crains que de qualifier un projet de fou, c’est le considérer comme impossible (ou presque) et je veux croire qu’il n’y a que des projets réalisables. Je ne veux participer ou n’entreprendre que des projets fous. La vie est trop courte pour faire des projets raisonnables. Mais ma conception de ce qui est fou peut sembler très sage pour d’autres. Pour moi, quitter le lycée pour me lancer dans le théâtre c’était fou, jouer Shakespeare au Globe ou Molière en Chine, fou, écrire un premier seul en scène, le jouer deux cent fois, de New York, Tahiti à Nouaillé Maupertuis, devant vingt ou sept cent personnes, fou, en écrire un deuxième, l’annuler, en écrire un troisième en six semaines, en s’inspirant d’une amie, relativement fou aussi. Je ne veux pas vraiment savoir où cette modeste folie va me mener ensuite.
Si votre vie était une œuvre, quelle serait-elle ?
Géniale cette question ! On serait tenté de répondre une pièce de Shakespeare, une sculpture de Rodin, une toile de Picasso, mais ce serait tellement prétentieux et faux… Non, elle serait sans aucun doute, un dessin de Sempé. Mon attachement fraternel à ce dessinateur est profond et mystérieux. C’est d’ailleurs mon amie Joséphine Serre qui m’a mis sur la voie de ce lien. Quand j’ai créé ma compagnie en 2020, je n’avais qu’une seule certitude artistique, celle de vouloir provoquer chez le public une émotion similaire à celle que provoque chez moi les dessins de Sempé. Chez lui, le rire se nuance dans la tendresse et une réflexion abyssale se présente à nous, parfois, sans jamais s’imposer. C’est pour moi le comble de l’élégance dans la création.
Olivier fregaville-Gratian d’Amore
Rencontre avec une illuminée (Non, vous ne verrez pas « Les Performants ») de François de Brauer
Création au Théâtre 13 – Bibliothèque en janvier 2022
au Théâtre du Petit-Saint-Martin
à partir du 3 mars 2022
Durée 1h20
Crédit photos © DR, © Christophe Raynaud de Lage & © Victor Tonelli