Des voix s’élèvent dans le froid, dans le matin blême, au-dessus des bruits métalliques des machines. Des femmes, poings levés, se dressent, se révoltent refusant la fatalité. Ouvrières désabusées, elles se révèlent, dans l’adversité, des lionnes, des guerrières unies, solidaires, inébranlables… fragiles. Après la Une des journaux, les Lejaby, comme on les appelle, sont les héroïnes d’une pièce de théâtre engagée sur fond de lutte sociale, de solidarité et de dignité. L’écriture rythmée et sensible de Carole Thibaut inscrit leur combat à l’encre noire, la mise en scène de Claudine Van Beneden, digne d’un « musical », leur rend hommage…
Les murs sont gris, presque noirs. Les lumières zénithales, émises par des néons, terriblement froides. De-ci de-là, quelques tables, quelques postes de travail, sont dispersés. Des cagettes en plastique sombres, des caisses, sont posées çà et là. Sur des patères métalliques, quelques blouses tristes, neutres, pendent molles attendant leur propriétaires. Au fond, Côté cour, une cage symbolise à la perfection le monde industriel, austère, sans âme, inhumain dans lequel, cette scénographie nous plonge. Un écran plan vient compléter le décor.
Dans la pénombre, quatre silhouettes féminines, disparates, apparaissent. Certaines sont longilignes, d’autres plus rondes, plus petites. Eclairée d’un simple faisceau de lumière, chacune, mannequin de circonstances, porte un des luxueux modèles, riche de soie et de dentelles, tout droit sortis de la prestigieuse usine Lejaby. Ce défilé impromptu, véritable prologue, contextualise le drame qui va se jouer devant nos yeux.
On est au tout début des années 2010, au cœur de la Haute-Loire, dans la commune d’Yssingeaux. Cette petite ville tranquille et ouvrière vit au rythme des ateliers de fabrication textile Lejaby, situés à proximité. Fille mère, divorcée avec enfants à charge, épouse, jeune fille en fleur, pleines de rêve, toutes se retrouvent un jour assises à l’un de ces postes de travail. Elles cousent les tissus luxueux, soyeux, assemblent, emballent les modèles de lingerie fine qui ont fait la renommée de la France. Usées, fatiguées, épuisées, elles se sont habituées à ce quotidien triste et gris où seules quelques petites joies – une naissance, un mariage, une petite victoire sur leur tyrannique chef d’atelier, un départ à la retraite, etc. – les sortent de la torpeur. Elles ont fini, au fil du temps, qui s’écoule inexorablement, à se faire une raison, jamais elles ne pourront s’offrir ce petit bout de glamour qu’elles confectionnent au quotidien.
Puis, le coup de semonce, fatal, les a saisies à l’improviste. Baisse des dividendes, actionnaires en manque d’argent, plan social, les rattrapent et les laissent sur le bas côté. Fières, elles se redressent. Guerrières, elles refusent la fatalité. Combatives, elles brandissent leurs poings, relèvent leurs manches et décident de reprendre une partie de l’activité de l’entreprise en passant par une S.C.O.P.
Avec beaucoup d’humanisme et de retenue, Carole Thibaut a mis des mots sur leurs souffrances, leurs maux, leur quotidien et leur lutte. S’inspirant des témoignages recueillis par la metteuse en scène et comédienne, Claudine Van Beneden, alors en résidence dans la ville Yssingeaux, elle signe une pièce vibrante qui met en lumière la vie de ses femmes, de ses ouvrières, qui un jour on dit non à l’économie de marché. Sans misérabilisme, avec beaucoup d’authenticité, elle a construit un music-hall drôle touchant qui ne peut laisser indifférent. Elles nous prennent aux tripes ces petites mains trop habiles qu’on vire pour plus de rentabilité et moins de savoir faire. Sur un pas de deux, un air de ritournelle, les galères du quotidien gardent leur intention délétère mais prennent d’autres couleurs d’autres tons plus doux, plus vivants. On s’attache à ces femmes aux destins avortés, aux vies étouffées, qui vont à la force de leur poignée et de leur volonté renaître et donner à leur existence un sens, une flamme.
Portées par une mise en scène rythmée et énergique, Angeline Bouille, Barbara Galtier, Chantal Peninon et Claudine Van Beneden virevoltent et incarnent avec réalisme toutes ses ouvrières qui un jour ont dû lutter pour le droit de travailler, d’être mère, amante, d’être femme tout simplement dans un monde hostile et machiste. En suivant au plus prés la vie de ces quatre amies que le morne quotidien a rapprochées, ses combattantes que l’existence n’a pas épargnées prennent vie devant nos yeux. Elles dansent, chantent et nous entraînent dans leur monde et leur lutte devient la notre. Seul homme en scène, Simon Chomel orchestre aussi bien l’ambiance sonore qu’il incarne avec jubilation le petit chef hystérique ou l’ado rebelle.
Pris à la gorge par ce texte puissant au goût amer – la S.C.O.P. n’ayant pas survécu – , on est littéralement happé par ces destins singuliers, retourné par le courage de ces femmes communes et si exceptionnelles. Peut-être manque-t-il un soupçon de liant entre les scènes filmées, les longs monologues et les chansonnettes entonnées, peut-être par moment nos passionarias perdent elles un peu de souffle et laisse le combat les éroder, mais ce ne sont que d’imperceptibles détails qu’on oublie vite devant la force étonnante de ce conte musical, humain, moderne et terriblement actuel.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
À plates coutures / Les ouvrières lejaby de Carole Thibaut
Maison des Métallos
94, rue Jean-Pierre Timbaud
75011 Paris
Jusqu’au 14 mai 2016
du mardi au vendredi à 20h et le samedi à 19h
durée 1h20
texte de Carole Thibaut
mise en scène de Claudine Van Beneden assistée de Raphaël Fernandez
avec Angeline Bouille, Barbara Galtier, Chantal Peninon, Claudine Van Beneden
musicien interprète Simon Chomel
création et régie lumière Christophe Pont
régie son Magali Burdin
création sonore Simon Chomel
Crédit photos © Xavier Cantat
Très bon article merci j’adore !! En plus le travail des couturière lejaby. Allez découvrir sur leur site web leurs dernières collections de soutien-gorge et de tanga qui est à tomber https://www.maisonlejaby.com/