À la MC93, préférant la force des images au poids des mots, Romeo Castellucci esquisse une fresque brune d’une rare brutalité où il dénonce à coups de tableaux chocs la violence d’une junte policière. Questionnant les dérives sécuritaires de nos sociétés contemporaines, il signe une œuvre spectaculaire et énigmatique qui laisse peu de place à l’espoir.
Dans le foyer du théâtre, des bruits assourdissants rappelant le son des mitraillettes s’échappent des portes grandes ouvertes de la salle. Devant, en rang serré, les spectateurs attendent pour pénétrer dans l’antre de la barbarie. Pour les plus sensibles, des bouchons d’oreilles sont à disposition. Pour les autres, c’est à leurs risques et périls. Lumières stroboscopiques, fumigènes et musiques assourdissantes, happent le public dans une autre dimension froide, noire, inquiétante.
Mythes et légendes
Trois étranges silhouettes robotiques émergent des ombres et dictent leurs lois. L’une, sorte d’œil de Moscou, radar hyper perfectionné, semble scruter l’assemblée, ses gestes, ses réactions. L’autre plus menaçante a tout d’une arme prête à fusiller toute personne renégate. Enfin la dernière impulse une rythmique sépulcrale, basse qui tape dans le cœur, impose sa cadence. Le ton est donné. Finies libertés individuelles, finies différences, l’uniformité devient la norme stricte. Pour mieux ancrer la dictature à venir, celle qui se cache dans la montée des populismes, dans la volonté affirmée d’un nationalisme à tout crin, Romeo Castellucci fait appel aux vieux mythes, aux contes. Ainsi, un vieux druide, dernier mohican d’une Babylone déchue, sorte de Gandalf exténué, surgit des ténèbres. Il marmonne d’anciens lamentos, d’antiques sermons, espérant conjurer le mauvais sort, éloigner de lui les forces miliciennes qui rodent. Rien n’y fera, la déferlante policière, le rattrape, le soumet par la contrainte, infligeant à son corps âgé, supplices et tortures.
Tout espoir vain
En un rien de temps, un couvre-feu entre un vigueur. Des faisceaux lumineux de vigies installées dans les cintres, scannent salle et scène. Dans l’obscurité de menaçantes figures apparaissent. Une trentaine de policiers aux vêtements sombres prennent possession du plateau. Ils ne quitteront plus l’espace scénique. Impérieux, hiératiques, ils dictent leurs règles, infligeant les pires atrocités à quiconque ne les respecteraient pas ou tenteraient de se rebeller. Le sang coule, la barbarie irradie la moindre résistance. Les corps victimaires s’accumulent comme dans un charnier à ciel ouvert. Nourrie dès l’enfance à la matraque, la jeunesse entre dans le rang et perd son innocence dès l’âge de raison. Rien ne peut plus empêcher l’avènement de la dictature. Elle est déjà dans l’œuf du monde de demain.
Un esthétisme morbide
Conjuguant à l’excès jusqu’à l’overdose, images prégnantes, présages funestes et sons tonitruants, le maître italien met en coupes réglées salle et scène. À grands coups de barbarie, de violence, il ne laisse au spectateur aucun répit. Il le pousse dans le moindre de ses retranchements. Non qu’il cherche à faire du prosélytisme, à faire de Bros un manifeste politique, Romeo Castellucci laisse la part belle autant que sombre à l’imaginaire, à l’interprétation. Passant du tabassage en règle d’un prisonnier nu à la présentation de photos énigmatiques, de clichés représentant Beckett, une patte de canard ou une main noire, le metteur en scène originaire d’Émilie-Romagne brouille les pistes, laisse planer le doute quant au message qu’il veut délivrer. C’est la force autant que le limite de cette fresque fascisante, où les nerfs du public et des figurants sont mis à rudes épreuves. Si l’ossature de l’œuvre est fixée, tout le reste n’est qu’improvisations, injonctions susurrées à l’oreille des trente interprètes. Pas question de déroger aux contrats, tous doivent obtempérer aux directives qu’une bande-son leur délivre des coulisses.
S’inspirant autant des films muets américains que des fables d’anticipation, jouant sur les frontières entre absurdité et burlesque noir, Bros glace les sangs d’effroi. Un spectacle radical qui laisse exsangue réveillant peur des uns, questionnement des autres. Un Castellucci percutant qui résonne amèrement en cette période pré-éléctrorale !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Bros de Romeo Castellucci
salle Oleg-Efremov
MC93
9 Bd Lénine
93000 Bobigny
Jusqu’au 19 janvier 2022
Duréz 1h15
Conception et mise en scène Romeo Castellucci
Musique Scott Gibbons
Avec Valer Dellakeza, les agents, Luca Nava, Sergio Scarlatella, les enfants Adrien Marseille et Achille Zanouda
Avec des hommes de rue Kourosh Alaj, Abdeljalil Benamara, Luca Besse, Jules Bisson, Karim Bouzra, Baptiste Brisseault, Guillaume Caubel, Diego Colin, Ashille Constantin, Romain Dat, Vincent Debost, Jonas Gomar, David Jeanne-Comello, Antoine Kobi, Hugo Lecuit, Denis Mathieu, Adil Mekki, Yamen Mohamad, Gérard Muller, Thomas Pasquelin, Luis Penaherrera, Arnaud Richard, Maxime Richir Storoge, Valentin Riot- Sarcey, Andrea Romano, Alberto Scozzesi, Clément Seclin, Hypo Soclet, Seny Sylla, Pascal Venturini, Nicolas Zaaboub-charrier
Maîtres-chiens – Cyril Ducellier et Hamid Zermani • Assistants à la mise en scène Filippo Ferraresi et Silvano Voltolina
Collaboration à la dramaturgie de Piersandra Di Matteo
Écriture des étendards – Claudia Castellucci traduites en latin par Stefano Bartolini
Direction technique d’Eugenio Resta
Technicien de plateau d’Andrei Benchea
Lumières d’Andrea Sanson
Son de Claudio Tortorici
Costumes de Chiara Venturini
Sculptures de scène et automations – Plastikart studio
Réalisation costumes – Grazia Bagnaresi
Traductions en latin par Stefano Bartolini
Crédit photos © Stéphan Glagla