Présentée cet été dans la Cour d’honneur du Palais des Papes à Avignon, la rêverie à la fois douce et violente de Sonoma s’invite à Chaillot. Une œuvre envoûtante, dans laquelle Marcos Morau croise les influences pour composer un univers sombre, précis et intense.
Il faut décrire la première image de Sonoma pour donner une idée de la fulgurance sombre qui nous subjugue tout au long de la pièce, du moment où elle nous cueille jusqu’à l’instant où elle nous laisse, exténués et chancelants, face à un réel un peu troublé. Quand le rideau se lève, mécanique et raide comme un panneau noir, les jeunes femmes sont déjà engagées dans un mouvement véloce, parcourant la scène telles des furies dont les orteils ne toucheraient plus terre sous leurs jupes plissées. Une musique faite de percussions graves et de voix distendues résonne, cris de guerre ou ululements qui semblent venir de loin. Au centre est échouée une immense croix de bois sur laquelle gît une éplorée. Des cordes la relient aux mains des autres danseuses, s’emmêlant entre elles après chaque tour. L’attaque est d’une épure admirable, esquissée en quelques traits nets. Elle nous plonge la tête la première dans un espace imaginaire et esthétique qui répond avant tout à ses propres règles, dans lequel le collectif est simultanément vecteur de plaisir et de terreur.
Hommage à Buñuel
À la tête du collectif pluridisciplinaire de La Veronal, Marcos Morau poursuit les pistes lancées dans Le Surréalisme au service de la Révolution (Ballet de Lorraine, 2016), mais resserre la succession de vignettes autour d’un fil plus ténu, soit cette congrégation de neuf femmes, mi-religieuses mi-sorcières, saisies au cours d’un rituel étrange, qui ne lâchera jamais son fin mot. Suite de l’hommage buñuelien entamé à Nancy, il y a 6 ans, Sonoma évolue certes à quelques distances des images du réalisateur de L’Âge d’Or, mais partage avec elles un intérêt pour les glissements entre paganisme et christianisme. On peut ainsi déceler en filigrane de cette œuvre, l’étrangeté esthétique de rites religieux aragoniens qui nourrissent, au début du XXe siècle, l’imaginaire du jeune Buñuel, ainsi que les digressions opérées à partir des Béatitudes de saint Matthieu (« Bienheureux ceux qui ne croient pas en Dieu », récitent les filles, dans un français coloré d’accent espagnol). Morau canalise ainsi des références hybrides — les tambours de Calanda et la mythologie lunaire des indigènes de la vallée de Sonoma, les tournoiements des derviches soufis et des mouvements d’automates désarticulés — dans un lieu bien à lui.
Augures
Écrasées par une lumière plate et déréalisante, les saynètes successives laissent ainsi la voie libre aux inférences, aux interprétations et aux associations d’idées. Les dix interprètes portent les potentialités à la fois révolutionnaires et totalitaires du groupe — au centre, souvent, cette jeune fille dont on peine à déterminer si les autres jouent avec elle ou la persécutent, évocation possible de l’Espagne tourmentée que Buñuel avait fuie. L’énergie folle qui émane de ces corps est le fil rouge du spectacle. Elle se loge dans chaque articulation, chaque voix. À travers les scènes de rituel et les cauchemars enfantins émerge une inquiétude plus grande, dont on ne sait si elle provient de l’extérieur ou si elle est immanente à l’agitation du groupe. Ésotérique et déroutante, cette chimère de catastrophe à venir, avec ses inquiétants mais magnifiques augures — deux masques immenses et beaux de matriarches sévères, un corps allongé sans tête — n’affirme in fine que la force envoûtante de ses propres mystères.
Samuel Gleyze-Esteban
Sonoma de La Veronal
Chaillot – Théâtre national de la Danse
Place du Trocadéro
75016 Paris
durée 1h15
Avec Lorena Nogal, Marina Rodríguez, Sau-Ching Wong, Ariadna Montfort, Núria Navarra, Àngela Boix, Laia Duran, Anna Hierro, Alba Barral, Julia Cambra
Direction artistique Marcos Morau
Chorégraphie Marcos Morau en collaboration avec les interprètes
Texte El Conde de Torrefiel, La Tristura et Carmina S. Belda
Conseil dramaturgique Roberto Fratini
Répétition Estela Merlos, Alba Barral
Travail vocal Mònica Almirall, Maria Pardo
Scénographie Bernat Jansà, David Pascual
Lumière Bernat Jansà
Effets spéciaux David Pascual
Son Juan Cristóbal Saavedra
Costumes Silvia Delagneau
Couture Ma Carmen Soriano
Chapeaux Nina Pawlowski
Masques Juan Serrano
Construction du géant Martí Doy
Accessoires Mirko Zeni
Production Juan Manuel Gil Galindo, Cristina Goñi Adot
Crédit photos © Anna FÖbrega et © Alfred Mauve