Relâche d’après Francis Picabia, reprise (2014) par Petter Jacobsson et Thomas Caley © Laurent Philippe

À Orsay, le Ballet de Lorraine fait Relâche

Au musée d'Orsay, Le Ballet de Lorraine reprend Relâche, l’œuvre chorégraphique de l’artiste dadaïste, Francis Picabia

Dans le cadre du festival Dernières séances qui accompagnait, du 11 au 15 janvier, les ultimes jours de l’exposition Enfin le cinéma !, le Ballet de Lorraine présentait Relâche, de Francis Picabia, dans sa reprise montée en 2014 par Petter Jacobsson et Thomas Caley. Un spectacle sifflé par le public du milieu des années vingt, que l’on redécouvre aujourd’hui comme une œuvre jubilatoire, annonciatrice des modernités à venir.

Dans la nef du musée d’Orsay, sous l’œil unique de sa grande horloge, les spectateurs cherchent une place dans les peu nombreuses rangées de sièges. Rompant le brouhaha de conversations, quelques notes de cuivres s’échappent de derrière la Liberté de Bartholdi, avant que n’apparaisse une silhouette d’un autre temps. Ce pompier coiffé d’un casque en laiton, effectuant des aller-retours mécaniques sur scène avant même le début du spectacle, annonce déjà la tonalité absurde de Relâche, spectacle-symbole du Dada, fruit d’une convergence des médiums artistiques synthétisée par l’union de quatre noms — Picabia, Satie, Clair et Börlin, derrière lesquels plane Rolf de Maré, tête pensante des Ballets suédois dont Relâche constitue la dernière création.

Unions inattendues

Relâche d’après Francis Picabia, reprise (2014) par Petter Jacobsson et Thomas Caley © Laurent Philippe

Événement de l’avant-garde lors de sa création, le soir du 4 décembre 1924 au Théâtre des Champs-Élysées, Relâche apparaît comme un pied-de-nez amusé à tous les canons artistiques. Ce « ballet instantanéiste », dont le faux lancement en novembre de cette année-là renforce déjà, avant sa présentation au public, l’aura d’objet étrange et provocateur, se joue des unions inattendues. Une danseuse de cabaret se pavane autour du pompier casqué et impassible ; soudain, des hommes en smoking et haut-de-forme se pressent dans les allées pour rejoindre la scène, dansant et rejouant les mêmes gestes dans une décomposition en plusieurs poses qui rappelle les figures en mouvement peintes par Duchamp. Des danseurs en combinaisons, silhouettes blanches parées de pois noirs, paradent pendant que deux infirmières soulèvent une civière. Le dévoilement d’un dernier costume, magnifique, justaucorps à facettes, sorte d’ombre parée de pierres noires, continue de semer le mystère et la grâce dans ce paysage de délire.

Entr’acte

De ce spectacle, jamais rejoué avant sa reprise par le Ballet de Lorraine en 2014, était parvenu aux générations à suivre le film Entr’acte de René Clair, dont les vingt minutes frénétiques glissées au milieu du ballet n’apparaissent pas tant comme une respiration, ainsi que le titre s’amuse à le faire croire, mais davantage comme une surenchère sur les trouvailles qui ont lieu sur scène par les moyens du cinéma. Le film, lui-même découpé en plusieurs actes, joue avec la sensation du mouvement et la plastique de la ville, avant de basculer dans la course effrénée et absurde d’hommes en costumes derrière un corbillard en fuite. C’est une symphonie urbaine amoureuse de Paris, ville dont les liens profonds avec la naissance du cinéma étaient mis en images à Orsay même dans l’exposition de Dominique Païni, Enfin le cinéma !. Le scénario d’Entr’acte était griffoné comme une feuille de route succinte par Picabia lui-même. En redécouvrir ici le produit, dans son écrin d’origine, rend compte des jeux de résonances orchestrés entre la scène et l’écran.

Patrimoine en mouvement

Relâche d’après Francis Picabia, reprise (2014) par Petter Jacobsson et Thomas Caley © Laurent Philippe

Le Ballet de Lorraine, accompagné par l’ensemble Contraste, qui interprète un nouvel arrangement de la partition de Satie, livre une copie fidèle, nourrie par un an de travail d’archives. Les interprètes se fondent à merveille dans la chorégraphie de Jean Börlin, assumant une forme de retrait individuel au profit de ce tableau collectif peuplé d’allusions à des figures de la vie urbaine. Il faut voir là une occasion de réévaluer, à l’épreuve du contemporain, les inventions des avant-gardes de l’entre-deux-guerres. Relâche, et le film Entr’acte, que Picabia décrivait comme « une réclame pour l’art de la réclame », font corps avec les formats populaires de leur présent — le music-hall, la publicité, les nouveaux rythmes de visualité dont s’amusent, à la suite des expérimentations futuristes, les flashs stroboscopiques d’un décor fait de phares de voiture et les costumes à facettes qui illuminent le ballet. Le geste dadaïste tendance Picabia se retrouve aujourd’hui, à travers les disciplines, dans des courants qui poussent à bout les logiques esthétiques du contemporain pour en tirer des formes décadentes, hyperboliques et sublimées. Que ce spectacle fasse une intervention dans le cadre privilégié de la nef d’Orsay permet de rencontrer ce patrimoine qui n’a rien de figé mais qui dialogue, au présent, avec les avant-gardes de notre siècle.

Samuel Gleyze-Esteban


Relâche d’après Francis Picabia, reprise (2014) par Petter Jacobsson et Thomas Caley
Ballet de Lorraine

Musée d’Orsay
Esplanade Valéry Giscard d’Estaing
75007 Paris

Musique : Erik Satie
Chorégraphie : Jean Börlin
Film :
Entr’acte, René Clair
Musique live : Ensemble Contraste

Crédit photos © Laurent Philippe

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