À la cartoucherie, au cœur du bois de Vincennes, Jeanne Candel, fondatrice de la vie brève, compagnie à la tête du Théâtre de l’Aquarium depuis 2019, propose jusqu’au 5 février BRUIT, un festival de théâtre et de musique entremêlés. Rencontre aux premiers frimas de l’hiver.
Après cette longue période d’empêchement due à la crise sanitaire, qui a pas mal impacté vos deux premières années à la direction du lieu, pouvez-vous nous parler du projet de la vie brève dans les murs de ce théâtre parisien ?
Jeanne Candel : Notre désir, avec Marion Bois et Elaine Méric, co-directrices, pour ce lieu emblématique en raison de son histoire, de son emplacement à deux pas du Théâtre du Soleil et de celui de la Tempête, est très vif, très ardent. La dimension créatrice et artistique qui se dégage de l’endroit nous avait appelées. Par ailleurs, il s’agissait d’une suite logique et cohérente dans notre chemin de compagnie. D’ailleurs, et c’était un choix de départ, c’est la compagnie qui dirige le lieu et non une personne. Cela donne à la direction artistique, une identité particulière, portée par l’esthétique de la vie brève. La sève du projet, c’est donc de dire qu’ici c’est une maison de création pour le théâtre et la musique, pour notre propre création, mais aussi pour tous les artistes que nous invitons en résidence.
Quels sont ces artistes ?
Jeanne Candel : il y a ceux que nous avons associés au projet et ceux que nous souhaitons accompagner. Pour les trois premières années, nous avons fait le choix de travailler étroitement avec l’ensemble de musique baroque Correspondances dirigé par Sébastien Daucé, la compagnie Lieux-Dits de David Geselson et le Umlaut Big Bang, un grand ensemble de Jazz, qui, sous l’impulsion de Pierre-Antoine Badaroux, explore le répertoire historique des Big Bands à partir d’archives (1920-1940), et les possibilités sonores offertes par ce format sous une forme plus contemporaine. Les avoir dans la maison est quelque chose d’assez précieux, car les musiciennes et musiciens apportent avec eux une énergie, une émulation singulière et profondément communicative. Dans le cadre de ce travail, de cette collaboration, nous avons fait le choix de les associer au même titre que la vie brève. C’est leur maison pendant trois ans. Ils ont la priorité sur les plannings de répétitions et de créations. En parallèle, il y a un appel à projets pour des résidences que l’on organise une fois par an. Si les pré-requis sont très ouverts, il est important pour nous que le théâtre et la musique soient présents dans le processus artistique des projets de création et de recherche retenus.
Combien y-a-t-il de candidatures ?
Jeanne Candel : Cette année, un peu plus de 160 dossiers ont été déposés. Nous avons fait le choix de rencontrer 30 équipes et nous avons ensuite sélectionné 15 projets. L’objectif est de faire en sorte que le théâtre de l’Aquarium soit en permanence occupé, que le lieu soit vivant. C’est assez beau, car que ce soit par les temps de cantine le midi, les temps de pause, les équipes peuvent se rencontrer, échanger, croiser leur regard. Des moments hors du temps se créent de manière informelle et organique. Cela fait partie du pari que nous souhaitions mettre en place en nous installant ici, de favoriser le lien, le mixage, le partage. Le Théâtre de l’Aquarium, qui était surtout un lieu de diffusion, est aujourd’hui surtout un lieu de création, de résidence. On a inversé la vapeur. Cela correspond aussi à notre manière de travailler en tant que compagnie. On a nécessairement besoin de ce temps de réflexion, de plateau, de laboratoire, où le processus artistique se met en marche. C’est absolument nécessaire. Il était donc important de calquer le rythme du lieu à celui de la création.
Quand le public est-il invité à découvrir ce qui se passe derrière la fameuse porte bleue du théâtre ?
Jeanne Candel : Nous avons mis en place, deux temps forts dans l’année, que nous avons baptisés BRUIT, où l’on retrouve le public, on fait la fête avec lui. L’un est au cœur de l’hiver, l’autre au début de l’été. C’était intéressant pour nous de jouer sur ces deux périodes, ces deux atmosphères. Ce n’est absolument pas pareil pour les gens de venir à la Cartoucherie en janvier ou en juin. Dans un cas, on propose aux spectateurs de venir se réchauffer dans le théâtre, de boire une soupe, dans l’autre cas, on ouvre le lieu aux quatre vents, on investit tous les recoins de la bâtisse, ce qui est incroyable.
D’où vient ce nom BRUIT ?
Jeanne Candel : C’est venu de manière très spontanée. J’avais proposé cela avec l’idée un peu provocatrice – gentiment – de dire que notre recherche artistique est autour de la manière dont le théâtre et la musique s’interpénètrent, se provoquent, entrent en collision ou s’harmonisent. Je trouvais que dans le terme « bruit », il y avait toutes ces notions, ces déclinaisons. Par ailleurs, il y avait aussi l’idée de réunir en un endroit « bruit intime » et « bruit du monde ». Puis, j’avoue c’est aussi un mot à la sonorité amusante, ludique et enfantine. J’aime bien cette idée de naïveté, surtout quand elle est un peu insolente.
Comment se construit la programmation ?
Jeanne Candel : Elle est l’émanation des résidences que nous avons accompagnées durant l’année. C’est une passerelle entre les artistes qui viennent créer, répéter dans la maison et le produit abouti de leur réflexion. Nous nous laissons aussi la possibilité de formuler des invitations, mais la majorité des projets proposés pour cette quatrième édition, ont eu un temps de résidence à l’Aquarium. Par exemple, le spectacle de Julien Fišera, Dans le cerveau de Maurice Ravel, dont la scénographie a aussi été conçue par François Gauthier-Lafaye dans notre atelier. C’est important pour nous car nous développons une ressourcerie dans le théâtre, associée à l’accompagnement des équipes accueilles en résidence à l’écoconception de décors dans notre atelier. On y met à disposition de la matière première et des éléments de décors à réemployer, pour les équipes en résidence. Nous leur offrons la possibilité d’utiliser à leur guise les nombreux décors, mais aussi les costumes, dont nous avons hérité avec la direction du lieu. Tout se fait à l’huile de coude ici. C’est de l’« artisanat furieux », comme dirait René Char. J’aime beaucoup cette idée. C’est l’ADN de la vie brève, avoir les mains dans la matière.
Quels sont les moments forts de ce festival ?
Jeanne Candel : Il y en a plusieurs. Tout est important. Tout est lié vraiment au lieu et à la manière dont nous l’avons imaginé. Bien sûr, il y a Ainsi la bagarre de Lionel Dray et Clémence Jeanguillaume, la production maison de la vie brève. La présence de Pierre Meunier est aussi un événement. Elle est liée à une forte affinité artistique, une amitié. Il revient avec un spectacle qu’il a beaucoup joué, Au milieu du désordre, mais aussi une pièce moins connue, La Bobine de Ruhmkorff, où il aborde assez frontalement l’amour et le sexe. Ce qui m’intéresse surtout dans son travail, c’est sa manière de tout décloisonner, science, philosophie et poésie.
Vous mélangez créations et reprises. Est-ce important pour vous d’alterner, de présenter à la fois du répertoire et des nouveautés ?
Jeanne Candel : Je crois que c’est nécessaire de construire le regard du spectateur, de l’emmener à avoir une réflexion sur une œuvre, sur un artiste, mais pas uniquement à un instant T. C’est pourquoi, pendant les festivals, nous présentons autant des spectacles du répertoire de la vie brève que des nouvelles créations. Les compagnies résidentes montreront quant à elles des spectacles en création, répétés dans nos murs. Bien sûr, ces formes sont toujours en mouvement. Tous les spectacles que nous accueillerons cet hiver sont finalisés, à l’exception de Mojurzikong de Jérôme Lorrichon, musicien, et Émeric Guémas, plasticien, un « tout public » en perpétuelle évolution. Rien n’est figé dans ce théâtre d’ombres. Nous présentons aussi Polyester de Margot Alexandre et Nans Laborde-Jourdàa, une création autour de la danse et de la fiction. Ce sont des compagnons de longue date. Ce qui est passionnant dans ce travail avec dix adolescents, c’est qu’à chaque fois, ils rencontrent un nouveau groupe pour remonter le spectacle. Ils remettent en jeu leur écriture, leur propos, leur trame. Le canevas est fort mais il évolue d’un lieu à l’autre.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Festival BRUIT
Jusqu’au 5 février 2022
Théâtre de l’Aquarium
Rte du Champ de Manœuvre
75012 Paris
Crédit photos © Jean-Louis Fernandez, © Louise Guillaume, © Léa Lanoë, © Marguerite Bordat, © Simon Gosselin et © Lucie Gautrain