À la tête artistique du festival de Danse Cannes Côte d’Azur depuis 2015, Brigitte Lefèvre présente, du 27 novembre au 12 décembre 2021, son ultime programmation, avant de passer la main à Didier Deschamps. Curieuse, et éclectique dans ses goûts, l’ancienne directrice du Ballet de l’Opéra de Paris invite à découvrir des artistes de tout style et de tout bord et signe une saison résolument féministe.
Comment prépare-t-on une ultime programmation ?
Brigitte Lefèvre : Je suis quelqu’un de très angoissée, mais qui n’a peur de rien. Du coup, je pense que j’aborde cette dernière page cannoise avec fougue, cœur et passion. Dès le départ, je voulais que la programmation de cette 23e édition du festival de Danse Cannes Côte d’Azur s’ancre dans le sol, dans la terre, dans des racines, quelles nous soient propres ou communes. J’avais une idée très bachelardienne de ce que je voulais montrer au public, que l’on voit en filigrane des artistes présenté.e.s, une volonté, une pugnacité, une émanation de ce qu’est être femme. Très vite, l’image tutélaire de Martha Graham s’est imposée comme fil rouge.
En quoi cette notion de détermination artistique est importante à vos yeux ?
Brigitte Lefèvre : Je reste persuadée que tous les artistes sont des résistants. C’est tellement difficile de faire ressortir son imaginaire, ses émotions, de leur donner corps à travers des gestes, des mouvements. En tant qu’ancienne danseuse, chorégraphe, j’ai cela au plus profond de moi. Du coup, quand j’imagine une histoire à raconter, à présenter, au travers d’œuvres, de pensées artistiques, je me suis rendu compte qu’inconsciemment, en tout cas pour cette fois, des images féminines me hantaient, me revenaient en mémoire. Par exemple, le projet de Régine Chopinot autour de l’exploratrice Alexandra David Neel, ça me plaisait. Je trouvais l’idée formidable de faire revivre cette figure légendaire par la danse. Et puis, j’ai été frappée, aussi, par le travail de jeunes artistes, leur engagement, leur désir d’imposer un autre regard sur l’art chorégraphique au féminin. C’est pour cela que j’ai souhaité programmer Bintou Dembélé, une des grandes figures féminines du hip-hop, Eugénie Andrin, qui crée une piéce à 45 danseurs spécialement pour le festival ou l’artiste marseillaise Balkis Moutashar.
Pour cette dernière édition, il était important pour vous que plusieurs générations de chorégraphes soient présentes ?
Brigitte Lefèvre : Étonnement, non. Je n’ai absolument pas pensé cette programmation de manière romantique. Ce n’est pas ma nature, je suis plutôt dans l’énergie. Je crois que cette 23e édition est comme une constellation faite au fil de l’eau, de rencontres, de coups de cœur et de découvertes. Ainsi, à côté de pièces de Hip-Hop, j’ai souhaité présenter le travail de Dominique Brun, une grande figure de la danse qui a le goût de s’emparer de pièces anciennes, de les recontextualiser. Je trouvais passionnant de confronter aux artistes d’aujourd’hui une femme du 19ème siècle, comme Bronislava Nijinska, sœur du célèbre Vaslav Nijinski et chorégraphe de talent. C’est important de transmettre. Par ailleurs, nous présentons aussi la dernière création du Système Castafiore, en parallèle d’une exposition qui lui est consacrée, mais aussi celle du Ballet de Lorraine, du Ballet l’Opéra national de Bordeaux et du Malandain Ballet Biarritz. Tout cela n’aurait pu se faire sans des partenariats noués au fil du temps avec différents acteurs du monde de la culture, répartis sur différentes communes de la Côte-d’Azur, comme Antibes, Fréjus, Mougins ou Grasse… Ensemble nous avons voulu intensifier la relation avec un public, le plus large possible. Pour cette raison, nous avons fait en sorte de rendre plus attractif, le prix des places…
Comment programme-t-on en cette période de pandémie ?
Brigitte Lefèvre : Avec la pandémie, beaucoup de choses ont changé. Les plannings de création ont été chamboulés. Les reports, nombreux, sont venus amplifier des saisons déjà denses. Il est très compliqué encore de faire venir des troupes de l’étranger. Mais comme j’avais anticipé la programmation de cette 23e édition, tout était quasiment bouclé en mars 2020, avant le premier confinement. L’impact est finalement minime. Plus que jamais, nous devons être solidaires avec un secteur touché de plein fouet et mettre à l’honneur des artistes en donnant la possibilité au plus grand nombre de voir leur travail.
Que voulez-vous que le public retienne?
Brigitte Lefèvre : Déjà, je voulais absolument commencer par Martha Graham. Elle fait partie intégrante de mon histoire d’interprète, comme elle l’est pour tous ceux qui pratiquent la danse. Il était important de lui rendre hommage, et de la mettre au point de départ de cette nouvelle édition. Ensuite, je crois que les différentes chorégraphies présentées se répondent et par bribes, construisent un récit de la danse. Évidemment, le public ne pourra pas tout voir, mais les personnes qui regardent chaque spectacle auront une lecture de la danse et auront des repères. Puis avec la présence, cette année, de Kaori Ito, de Louise Lecavalier ou de Rocio Molina, se dessine une mosaïque de femmes, d’artistes, qui viennent de différents horizons, et, ainsi donnent un beau panorama de ce qui se fait aujourd’hui. Par ailleurs, cette année, nous avons mis en place un certain nombre de nouveaux outils, comme la plateforme Studiotrade, initiée par Éric Oberdoff, qui mettra à l’honneur les femmes chorégraphes issues de la scène chorégraphique indépendante européenne en présentant sous forme de showcase et de projections de courts-métrages, leurs œuvres. Puis, il y aura des expos, des moments d’échange.
On arrive à la fin d’un cycle. Qu’est-ce que vous retenez de ces années à la tête du festival de Danse de Cannes ?
Brigitte Lefèvre : Beaucoup de choses. J’ai été heureuse de travailler avec les équipes de Cannes. Ce sont des gens passionnés. J’ai aimé nouer de nouvelles relations avec les danses, totalement différentes de celles que j’avais pu avoir quand j’étais à l’opéra. J’ai aussi beaucoup pensé au public, pas pour lui plaire, mais pour lui donner à voir, lui donner à comprendre, lui donner confiance dans son regard. C’est un tout qui m’a nourri, fait grandir encore un peu.
Qu’est-ce qu’on peut vous souhaiter pour les années à venir ?
Brigitte Lefèvre : Je suis une femme âgée déjà, (rires) et je ne veux pas m’enfermer dans quelque chose, je me sens dans une très grande disponibilité, je suis très heureuse d’apporter mon éclairage, mon expertise quand on me la demande. Secrètement, je crois que J’aimerais danser à nouveau.
Propos recueillis par Marie Gicquel et Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Festival de Danse Cannes Côte d’Azur
Du 27 novembre au 12 décembre 2021
crédit photos © Palais des festivals et des congrès de Cannes, © Hibbard Nash Photography, © Vincent Lappattient, © Sytème Castafiore, © André Cornellier, © Oscar Romero et © Laurent Philippe