Les noyades intimes des Filles du Saint-Laurent

Actuellement à La Colline, se joue l’histoire d’une catastrophe naturelle qui, en exposant à la mort, réveille l’intime. L'indicible.

Actuellement sur la petite scène du théâtre national de La Colline et jusqu’au 21 novembre, se joue une création co-écrite par deux autrices québécoises : Rébecca Déraspe et Annick Lefebvre. Magnifiée par la mise en scène d’Alexia Bürger, Les filles du Saint-Laurent raconte l’histoire d’une catastrophe naturelle qui, en exposant à la mort, réveille l’intime. Le vrai. Celui qui ne se dit pas.

Dès les premières notes, cette pièce écrite à quatre mains invite au voyage. À un voyage multiple, aux confins de territoires inconnus, familiers, douloureux ou secrets.

Le Saint-Laurent, ce fleuve qui méduse

D’abord, c’est une balade à la découverte d’un fleuve. Le Saint-Laurent au Québec, aussi structurant que la Seine à Paris mais bien plus intranquille. Hypnotique, menaçant, furieux, glacial, meurtrier, guérisseur, indomptable… Il est tellement tout ça que les autrices – Rébecca Déraspe et Annick Lefebvre, toutes deux Québécoises – lui ont donné un visage. Celui d’une femme. C’est elle qui ouvre le bal à travers la voix absorbante d’Elkahna Talbi. Logorrhée impeccable, précise, incisive. Qui impose le drame, la tragédie, les cadavres.

La pièce commence alors que le fleuve a emporté avec lui des corps, ne leur laissant d’autre choix que de se noyer en son sein. Sein diabolique duquel on ne peut échapper. Parmi ces corps, certains sont venus se déposer, souvent avec fracas, au domicile de celles qui habitent sur les berges du fleuve.

La mort, révélateur de l’indicible

Le deuxième voyage qui se joue là réside dans la rencontre avec ces vies de femmes, dont le quotidien est percuté par la mort. Chacune a ses blessures, ses secrets, ses fragilités, ses forces et ses amours. Chacune, interrogée par la police, raconte sa rencontre avec le cadavre. D’abord pudique, descriptif, fragmenté, étourdi, presque impersonnel, le récit prend peu à peu une toute autre ampleur.

Aux premières minutes de prostration, succèdent des paroles intimes singulières. Sans tabou. Brutes. L’une laisse éclater sa douleur de ne pas pouvoir être mère ; l’autre cherche la jouissance de son propre sexe à travers des attitudes extrêmes et vaines ; une autre enrage d’avoir perdu l’homme qu’elle aime ; une autre, dans l’ombre de sa sœur décédée, tente d’affirmer sa propre existence ; une autre est dans une quête désespérée de reconnaissance à l’égard de son ex-compagne et des réseaux sociaux. Ainsi de suite.

Des portraits de femmes aux corps, aux tessitures et aux âges différents, enfermés sur eux-mêmes et que viennent ouvrir deux voix. Celle du fleuve donc, intangible. Et celle du seul homme sur scène, parmi ces 9 femmes. Ariel Ifergan, aka Martin Pouliot. Un écho lâche, provocateur, ferme, compréhensif.

Une odysée polyphonique

Rythmée par une répartition plutôt égale des temps de parole, cette pièce met à l’honneur une distribution de grande qualité. Le jeu est juste, vécu avec intensité, généreux et à l’écoute. Avec des interprétations particulièrement palpitantes, parmi lesquelles celles de Marie-Ève MILOT, Louise Lapradre et Elkahnna Talbi. La première pour son charisme subtil, la deuxième pour sa colère émouvante et la troisième pour ce que l’on a énoncé précédemment.

Ce voyage choral au cœur de l’intime est porté par la mise en scène remarquable d’Alexia Bürger, entre élégance et sobriété. Une scène nue, habitée par des corps qui se déplacent, qui s’immobilisent, qui se cherchent, qui luttent, qui se taisent ou qui tombent. Et par des bruits.  Le bruit des corps comme élément scénique.

Le bruit du liquide aussi, augmenté par les micros disposés çà et là : de l’eau bue à petites gorgées, de l’eau effervescente, de l’alcool. Le bruit de fragments musicaux électroniques qui disent toute la force du moment. Le bruit des vêtements qui se froissent, qui valsent ou qui se mouillent. Et la lumière, projetée derrière sur un vaste écran horizontal. Des faisceaux bleus, roses, blancs, toujours profonds, jamais tranchants.

Avec Les filles du Saint-Laurent, la tragédie collective percute la tragédie intime pour mieux en révéler ses arcanes. C’est beau, puissant. Et pour ces deux raisons, bouleversant.

Cécile Strouk

Les filles du Saint-Laurent de Rébecca Déraspe en collaboration avec Annick Lefebvre
Petit Théâtre
La Colline-Théâtre national
15 Rue Malte-Brun
75020 Paris
Jusqu’au 21 novembre 2021
du mercredi au samedi à 20h, le mardi à 19h et le dimanche à 16hdurée 2h10

Mise en scène d’Alexia Bürger assistée de Stéphanie Capistran-Lalonde
avec Annie Darisse, Marie-Thérèse Fortin, Ariel Ifergan, Louise Laprade,
Gabrielle Lessard, Marie-Ève Milot, Émilie Monnet, Elkahna Talbi,
Catherine Trudeau, Tatiana Zinga Botao

Scénographie de Simon Guilbault
Costumes de Julie Charland assistée d’Yso
Lumières deMarc Parent
Musique de Philippe Brault
Accessoires de Julie Measroch
Maquillages et coiffures d’Angelo Barsetti
conseil au mouvement de Wynn Holmesson

Crédit photos © Philippe Brault

Après une carrière en journalisme et en communication corporate, Cécile Strouk créé en 2016 sa propre agence éditoriale : Mon strouk en plume. Depuis, Cécile prête sa plume à toutes celles et ceux qui ont des besoins d’écriture (PME, TPE, startup, artiste et particuliers) pour les aider à déployer une parole élégante, simple et impactante. En parallèle, elle anime le podcast MISE AU POINT qui explore le parcours de femmes et d'hommes liés de près ou de loin aux arts vivants.

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