Depuis cinq ans, le tiers-lieu du MAIF Social Club, à Paris, propose une programmation d’expositions semestrielles autour de thématiques sociétales. Jusqu’au 29 janvier 2022, le lieu se penche sur la question de l’alimentation et expose les œuvres d’onze artistes venus des quatre coins du monde. De l’écœurement fluo des photographies du britannique Martin Parr aux gestes d’une grand-mère cuisinière dans les vidéos de la franco-marocaine Ymane Fakhir, l’exposition Matières à mijoter voit se cristalliser, dans leur variété, les enjeux qui entourent la nourriture aujourd’hui. Entretien avec AnneSophie Bérard, commissaire d’exposition.
Comment avez-vous pensé et construit cette exposition ?
AnneSophie Bérard : L’exposition m’a été confiée par le MAIF Social Club, avec lequel je travaille depuis plusieurs années. J’étais d’emblée intéressée par le fossé qui existe entre la façon dont l’occident aborde les questions liées à la nourriture, avec les problématiques du manger moins et du manger mieux, et leurs implications dans le reste du monde, sachant qu’une personne sur six souffre de la faim aujourd’hui. Le but n’étant pas d’apporter une réponse ou une pédagogie, mais de s’emparer du sensible pour interroger ce sujet à la fois intime et universel. Il me semblait indispensable d’inviter des artistes de plusieurs continents, afin de refléter la diversité de nos relations à l’alimentation.
L’alimentation et la cuisine sont traversées d’enjeux très divers : sociaux, esthétiques, politiques, écologiques… comment les artistes exposés ici s’emparent-ils de ces problématiques ?
AnneSophie Bérard : On retrouve trois temps dans l’exposition. Il y a des artistes qui se sont intéressés au passé : qu’est-ce que l’histoire dit de notre relation actuelle à l’alimentation ? Je pense à Mehdi-Georges Lahlou ou Laurent Mareschal, qui nous mettent face aux conséquences historiques du colonialisme, et montrent comment la puissance économique occidentale s’est construite sur le dos de l’orient et de ses richesses. Ymane Fakhir, elle, est davantage centrée sur l’intime lorsqu’elle filme ses mains qui pétrissent. Ce qui se passe dans nos cuisines, et qui est parfaitement invisible, rejoint ici un enjeu sociétal, et interroge l’économie domestique. Il y a ensuite des artistes qui regardent le présent : je pense à Subodh Gupta, qui nous plaque à la figure le problème insupportable de la famine. Enfin, j’aime regarder les fleurs figées d’Azuma Makoto ou la machine à trier le riz de Samuel Saint-Aubin comme des œuvres qui interrogent notre avenir et questionnent l’éternité des choses : comment les faire durer, comment réinventer les ressources, leur donner une existence pérenne, et quel est le rôle des nouvelles technologies là-dedans.
Dans plusieurs de ces œuvres, on sent un héritage pop : l’alimentation invoque dans son sillage les motifs de la standardisation et de la production en série.
AnneSophie Bérard : La nourriture traverse les classes sociales. La série de photos de Martin Parr met en lumière la junk food, et nous rappelle qu’aux quatre coins du monde, on est amené à mal manger. L’étonnante diversité des sujets photographiés est construite autour d’une même alimentation grossière, standardisée. On retrouve chez Vincent Olinet cette approche très populaire, très commune, de l’alimentation, avec l’idée que l’on déguste du prêt-à-l’emploi un peu partout.
Traiter de l’alimentaire, c’est traiter de matériaux périssables. Est-ce un défi plastique et méthodologique pour les artistes ?
AnneSophie Bérard : Beaucoup d’artistes travaillent sur la récupération, ou sur la destruction de leurs propres œuvres dans une visée écologique. Dans cette exposition, il n’y a pas de ça : les artistes sont à l’aise avec l’idée que leurs œuvres sont avant tout des œuvres, et que ce n’est pas du gaspillage puisqu’elles ont une fonction à remplir. Lorsque quelqu’un a dit à Vincent Olinet, qui a créé une série de fausses tartines, que ce qu’il faisait, était du gâchis, il a répondu : « c’est le propre de l’art » ! La question de la dégradation se pose chez Mehdi-Georges Lahlou. Son fragment de mausolée est fait à partir de semoule, qui n’est pas une matière pérenne. Le temps y fait son affaire, et l’artiste sait que l’œuvre est vouée à s’effriter. Il y a là un geste fort sur la question du patrimoine des œuvres, laquelle traverse plus globalement son travail : comment fait-on vivre un patrimoine qui n’a pas toujours été légitime et qui a parfois été pillé ?
Samuel Gleyze-Estaban
Matières à mijoter. Qui décide de ce que l’on mange ?
jusqu’au 29 janvier 2022
MAIF Social Club
37 rue de Turenne
75003 Paris
Crédit photos © Edouard Richard/ MAIF et © Martin Parr – Magnum