Cinq corps de femmes, emprisonnés dans les clichés d’une société sexiste et machiste, s’extraient avec force et passion de ce carcan idéologique, dogmatique, libérant une parole salutaire et salvatrice. Cinq voix s’élèvent pour dénoncer la violence, la peur et les discriminations, pour bousculer et réveiller nos consciences endormies. Cinq jeunes comédiennes, fougueuses, rageuses, prennent à bras le corps les mots crus, vibrants, puissants, du manifeste féministe et libertaire de Virginie Despentes, pour lui donner vie… Captivant !
Cinq femmes en peignoir de bain banc, immaculé, une charlotte rose sur la tête, s’affairent dans l’arrière-boutique d’un salon de beauté. Tout est bien rangé. Les serviettes sont parfaitement pliées, les produits alignés. Le lieu est propret, froid, presque clinique. Dans ce gynécée moderne, dédié à l’apparence, le corps est chouchouté, torturé, épilé, massé, parfumé. Ici, pas de pudeur, pas de différence, qu’elles soient grandes ou petites, qu’elles soient trapues ou longilignes, qu’elles aient la peau noire ou blanche, ça n’a pas d’importance. Elles sont toutes similaires, identiques. Mises à nu, elles sont une et indivisibles. Elles sont les femmes. Pourtant, très vite, le vernis craque, fissuré par leur propre histoire, leur regard sur les autres, sur le monde qui les entoure, sur la violence banale, ordinaire, que leur sexe subit.
Un peu d’exubérance, et c’est le drame. Sortant un temps de l’image d’Epinal, la femme soumise s’apprêtant pour l’homme, pour plaire, l’une des cinq silhouettes s’anime. Elle chante, elle danse lascivement sur Baby one more time de Britney Spears renvoyant dans l’inconscient collectif l’image de la jeune fille sexy et provocatrice. Il n’en faut pas plus pour offusquer les bonnes consciences, les prudes, celles qui veulent passer inaperçues, transparentes, dans un monde misogyne et machiste. La guerre est déclarée, l’apocalypse est proche. Tous les coups sont permis dans cette lutte ancestrale des sexes. Les mots sont des armes. Les gestes sont caresses ou coups. Tour à tour, sans tabou, chacune de ces femmes va hurler sa colère, sa vérité, son besoin vital et nécessaire d’exister, d’avoir une place à elle dans une société qui la corsète, l’emprisonne, l’étiquette.
L’une après l’autre, elles vont faire tomber les faux-semblants, révéler les évidences, affirmer leurs différences. Elles vont parler de leurs fêlures, de leurs blessures, de leurs rapports aux hommes, au corps, du viol, de la prostitution, du racisme, du capitalisme galopant, du monde du travail, du sexisme, etc… Tous les sujets de société vont être égrenés, disséqués, réinventés. Par les voix de ces cinq comédiennes, le texte de Virginie Despentes revit une nouvelle fois, encore plus brutal, plus cru. Grâce à la mise en scène réaliste et humaine de la jeune Emmanuelle Jacquemard, le texte se révèle plus profond, plus intense. Avec justesse, elle en explore tous les aspects, tous les recoins. Elle pousse sa jeune troupe dans ses derniers retranchements, utilisant les corps comme une matière première. Les comédiennes se dépensent sans compter. Elles hurlent, crient, murmurent. Elles se touchent, se caressent, se battent. Elles rient, pleurent. Jamais elles s’arrêtent. Et si les mots ne suffisaient pas à décrire la violence, les actes subis, elles se servent de la boue, de l’argile, du lait de corps blanc, immaculé, pour se salir, s’avilir. Puis, avec compassion, solidarité toute féminine, elles se purifient, se nettoient, se lavent.
Ecrit, il y a plus de dix ans, ce manifeste féministe et libertaire n’a rien perdu de sa force, de sa vérité. Il fait fi des consciences bourgeoises, des malaises et des contradictions d’une société en pleine mutation, incapable de se départir d’un conservatisme latent, prégnant. Il dit « merde » à la « bien pensance », au féminisme étroit, à l’égalité de façade. Il déconstruit le monde d’aujourd’hui pour mettre en place celui de demain, sans préjugé, sans différenciation, sans ségrégation.
Chamboulé, le public (surtout féminin) sort en transe de cette expérience peu commune, avec l’impression intime d’avoir assisté à une révolution des idées. Chacun en fonction de son vécu est amené à réfléchir à une autre vision du féminisme et du masculinisme. Qu’on soit en accord ou non avec les thèses lucides et sans concession de Virginie Despentes, cet étonnant spectacle bouleverse les convictions et libère la pensée… Jubilatoire !…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
King Kong Théorie de Virginie Despentes
Théâtre des Déchargeurs
3, Rue des Déchargeurs
75001 PARIS
Jusqu’au 6 février 2016
Du mardi au samedi 19h30
Durée du spectacle 1h15
Adaptation et Mise en scène d’Emmanuelle Jacquemard
avec Marie-Julie Chalu, Célia Cordani, Ludivine Delahayes, Anissa Kaki et Lauréline Romuald
Lumières de Fiber Dumortier
Décors de Pauline Bernard
Crédit photos © Pauline Bernard