À quelques jours de la première de 7 minutes de Stefano Massini, Maëlle Poésy, nouvellement nommée à la tête du Théâtre Dijon Bourgogne, ouvre les portes du Vieux-Colombier et dévoile tout le travail fait avec les comédiennes pour donner à ce texte, force, vibrance et réalisme. Un moment suspendu en toute délicatesse.
La vie palpite au cœur du 6e arrondissement de Paris. Certains font les boutiques, d’autres visitent, ou font la queue pour aller au cinéma, ou s’attablement pour prendre un café, un verre. Au Vieux-Colombier, c’est l’effervescence. Dans quelques minutes, les 11 comédiennes de la distribution de 7 minutes de Stefano Massini, monté par Maëlle Poésy, vont se retrouver au plateau. « Après avoir travaillé plusieurs textes nouvellement traduits avec Laurent Muhleisen de la Maison Antoine Vitez, explique la metteuse en scène, j’ai été séduite par cette pièce écrite en 2018, en raison des thèmes abordés qui trouvent une forte résonnance dans mon travail et par son aspect choral. C’est une vraie pièce de troupe. Du coup, quand Éric Ruf m’a proposée de retravailler avec la Comédie Française, j’ai eu tout de suite l’envie de proposer ce texte qui réunit un groupe de femmes au plateau. Je trouvais cela assez joyeux. » Il suffit d’ailleurs de voir la complicité entre les comédiennes et la metteuse en scène pour toute de suite comprendre qu’un truc s’est passé, un lien est né. Sur scène, dans un dispositif bifrontal pour immerger le public au plus près de l’action, la metteuse en scène et ses actrices, liées par une complicité palpable, se placent en cercle. Derniers encouragements, dernier moment de communion, un câlin collectif, et c’est parti.
Au cœur palpitant d’une usine de textile
Un bruit assourdissant de machines à tisser envahit l’espace, ronronne, gronde jusqu’à l’entêtement. Tout est fait pour mettre le spectateur en condition. La scénographe, Hélène Jourdan, n’a rien laissé au hasard. Bobines de fil, patrons en cartons, palettes, tout est là, parfaitement rangés, prêts à l’usage. Dans cette salle de stockage, qui sert aussi pour la pause, les dix déléguées du personnel de l’entreprise, huit ouvrières, deux employées attendent fébrilement le retour de leur porte-parole, qui depuis plus de trois heures tente de négocier leur avenir avec les tous nouveaux repreneurs étrangers de l’usine. Rien ne va se passer comme prévu. « Au fil des répétitions, raconte Maëlle Poésy, j’ai pu éprouver à quels points l’écriture de Stefano Massini faisait écho à des problématiques très présentes dans mon travail depuis longtemps, notamment la confrontation de l’individu face au collectif et comment cela crée une transformation que le public partage avec le public. »
Des présences ardentes
Regard brun doré concentré, la metteuse en scène ne rate rien de la pièce, des déplacements des comédiennes, des enchaînements, des déplacements. Elle suit dans les moindres détails les mots échangés, l’intensité des dialogues. Bien sûr, il y a de la fébrilité, une forme de tension dans l’air, mais très vite, la magie opère. On se laisse porter par le jeu millimétré de ces monstres de précision, ces artistes à fleur de peau, loin du Vieux-Colombier, chez Picard & Roche, fleuron de l’industrie textile française. La voix tremblante de Claude Mathieu, la rage de Séphora Pondi, toute nouvelle recrue du Français, la hargne caustique d’Anna Cervinka, l’irritation grandissante de Françoise Gillard, les doutes troublants, viscéraux de Véronique Vella, donnent vie et corps à ce texte puissant, dont émane une réalité palpable, presque étouffante. Au diapason, les autres comédiennes, Élise Lhomeau, Élissa Alloula et ne faisant pas partie de la Troupe mais engagées spécialement pour ce projet Camille Constantin, Maïka Louakairim, Mathilde-Edith Mennetrier et Lisa Toromanian, ne déméritent pas. Bien au contraire, elles donnent à ces femmes aux abois, prêtes à tout pour ne pas perdre leur travail, une couleur, une densité profondément humaine, intensément fragile. « Ça été un vrai challenge à monter, explique Maëlle Poésy. L’écriture de Stefano Massini est très musicale. Le texte a besoin de silence, de force pour irradier, pour attraper, pour toucher juste. Il y a comme des vagues émotionnelles, des mouvements. Il était pour moi important de transmettre cette dimension aux comédiennes, de leur permettre de la prendre en charge à un endroit qui est très organique pour éviter toute sensation de rhétorique. »
Une adaptation proche de la réalité
Avec beaucoup d’ingéniosité, de finesse, La metteuse en scène insuffle la vie à ce texte très écrit, mais profondément humain. « Ça été tout un travail en amont, explique-t-elle. On a fait beaucoup d’improvisations pour permettre à chacune des comédiennes de se confronter à des situations, se glisser dans la peau de ces femmes, de leur problématique. Par ailleurs, je leur ai fait écouter toutes les interviews des ouvrières que j’avais faites en amont. Certaines sont même venues en répétions avec nous pour nous livrer leur regard. Ça a été très intense. On a aussi regardé des documentaires, écouté des podcasts. On s’est immergées ensemble dans leur quotidien. » Au plateau, tout semble évidence tant la manière de ciseler le texte, l’espace est précis, ancré dans un imaginaire commun qui s’est construit durant les 18 mois qui ont précédé cette première, décalée en raison de la crise sanitaire.
Un portrait lucide de nos sociétés
Avec la délicatesse qu’on lui connait, la metteuse en scène s’empare de cette œuvre et tisse une histoire sociale, une galerie de personnages ancrés dans le monde réel, celui des exploités. Et c’est toute la beauté, la force de ce texte. Loin des clichés, de l’idée reçue que venant du même milieu, on est forcément pareil, on a le même vécu, les mêmes idées, on est là pour s’entraider, toutes ces travailleuses se détachent petit à petit l’une de l’autre. Chacune révélant sa personnalité, ses angoisses, ses idées noires, ses clichés collés à la peau. Le jeu des vérités qui se joue au plateau est acéré, violent, terriblement cinglant. On ressort rincé émotionnellement de l’expérience, exsangue, profondément ébranlé dans nos certitudes.
En devenir, 7 minutes de Stefano Massini monté par Maëlle Poésy est fort prometteur. La pièce devrait, à n’en pas douter, être l’une des pépites de cette rentrée théâtre. Chapeau les artistes !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
7 minutes de Stefano Massini
Théâtre du Vieux-Colombier
Comédie-Française
Jusqu’au 17 octobre 2021
durée 1h35
Traduction de Pietro Pizzuti
Mise en scène de Maëlle Poésy assistée d’Aurélien Hamard-Padis
avec Claude Mathieu, Véronique Vella, Françoise Gillard, Anna Cervinka, Élise Lhomeau, Élissa Alloula, Séphora Pondi et Camille Constantin, Maïka Louakairim, Mathilde-Edith Mennetrier et Lisa Toromanian
Dramaturgie de Kevin Keiss
Scénographie d’Hélène Jourdan
Costumes de Camille Vallat
Lumières de Mathilde Chamoux
Son de Samuel Favart-Mikcha
Maquillages, coiffures et perruques de Catherine Saint-Sever
Crédit portrait © Jean-Louis Fernandez
Crédit photos © Vincent Pontet, coll. Comédie-Française