Explorant les écritures du monde, la Mousson d’été propose chaque année des voyages singuliers, particuliers et troublants au cœur de l’âme humaine. En ces premiers jours de festivités, les dramaturges d’Argentine, de Suisse et de France plongent dans l’intimité d’un couple d’auteurs face à la tragédie du deuil, explore la vie d’une femme qui s’est évaporée dans la nature, s’interroge sur la possibilité d’un tranquille idéal pour une femme trans, où offre aux militants morts de Stonewall la parole.
Le temps est au beau. Le ciel est bleu au-dessus de l’Abbaye des Prémontrés. Aucun nuage à l’horizon ne devrait assombrir une journée riche en promesses et propositions. Derrière l’imposante abbatiale, un chapiteau a été installé. C’est dans un petit coin de verdure, abrité du vent, des regards indiscrets, que le premier texte va être lu.
Je t’aime moi …non plus
Face au public sur une estrade de bois, Ariane von Berendt donne la réplique à Éric Berger. Dès les premiers mots, la guerre fait rage entre ces deux-là. Elle est alimentée de rancœur, de déception, d’une sorte de détachement sentimental qui ne veut pas dire son nom. Tous sont auteurs de pièces de théâtre. Ils ont souvent travaillé en binôme, chacun apportant son sens de la réplique, sa capacité à sentir les bonnes histoires. Après s’être aimé et une rupture difficile, ils s’étaient jurés de ne jamais plus écrire ensemble. Nécessité faisant loi, habitués à certains succès, elle lui propose une dernière fois de retenter l’expérience sur de nouvelles bases édictées par chacun. Très vite, les ressentiments ressurgissent. Ils deviennent l’enjeu de la pièce en devenir, une histoire d’amour impromptue. Entremêlant avec malice les mots des auteurs et ceux des personnages, l’argentine Anahí Ribeiro imagine une tragicomédie burlesque, un puzzle émotionnel dont la dernière pièce éclaire le désamour qui s’est installé entre eux. Mis en espace par Laurent Vacher et porté par Eric Berger, Guillaume Durieux, Julie Pilod et Ariane von Berendt, Les subtilités du désamour séduisent par leur ton décalé, la dichotomie burlesque des échanges.
Femme, où es-tu ?
Un peu loin, sur scène entourée de tilleuls, un autre drame se joue, celle d’une femme. Qui elle est ? Nul le sait. La seule certitude, la seule incongruité, c’est qu’un beau jour elle est partie de chez elle sans fermer la porte. Un acte délibéré, bizarre, une invitation à rentrer, difficile à dire. Curieuses, inquiètes, étonnées, trois inconnues pénètrent dans son intimité, et tentent de comprendre ce qui s’est passé dans cet appartement, ce qui est arrivé à la locataire des lieux. Chacune y va de ses hypothèses matinées de ses propres fantasmes, de ses propres angoisses. A-t-elle été attaquée ? Est-elle riche ou pauvre ? Aime-t-elle les hommes, les femmes ou les deux ? A-t-elle un enfant ? Est-elle indépendante ? Par touches burlesques, absurdes parfois, les trois comédiennes – Marie-Sohna Condé,Maud Le Grevellec et Emeline Touron esquissent le portrait d’une femme nouvelle, loin des clichés patriarcaux. Mise en lecture avec justesse par Véronique Bellegarde, Femme disparaît (versions) de Julia Haenni déboulonne les préjugés, explose les carcans sociétaux pour tendre vers un ailleurs où tout est encore possible, le pire, le meilleur, l’irréel, l’imaginaire, le surréaliste.
Je, soi et une autre
La nuit est tombée sur Pont-à-Mousson. La façade de l’Abbaye joliment éclairée révèle la majesté, l’élégance de l’ensemble des bâtiments. Sur la scène de l’amphithéâtre, Laurène Marx attend, assise face public. Les yeux dans le vague, livre à la main, elle déglutit lentement. Écrire est une chose, lire sa prose en est une autre. L’exercice ne semble pas familier pour la jeune femme. Voix grave, chaude, elle se lance. Fébrile, elle prend vite de l’assurance. Les mots s’échappent fugaces, fragiles de sa bouche de rouge sombre surlignée. Elle interpelle le festivalier autant qu’elle se parle à elle-même. Elle questionne le monde, sa propre conscience, son âme en quête d’une sorte d’idéal, d’adéquation entre corps et identité sexuelle. Elle n’a pas toujours été Laurène. Elle était autre avant. Elle a franchi toutes les étapes de la transition pour devenir elle, les humiliations, les encouragements, les doutes, les angoisses, les certitudes, les amours déçues, les amitiés perdues. Fière, fragile, caustique – les combats qu’elle a menés pour être elle l’ont marquée – , Laurène Marx livre ses pensées, expose avec humour saignant, pudeur acéré les tragédies de sa vie. Elle rit, troublée par sa liberté de ton, son style trash mais jamais vulgaire. L’écriture est acide, percutante, directe, profondément féministe et non binaire. Elle attrape, saisit, secoue. Touché au cœur par cette jeune femme profondément humaine, timidement frondeuse, le public applaudit à tout rompre. Il est séduit, conquis par la désarmante sincérité de cette autrice gracile. Un des moments, les plus forts de ce début de festival, qui présage de beaux lendemains pour l’artiste en devenir.
Fierté(s) des luttes LGBT
Autre jour, autre temps, mais toujours la même volonté de sortir de l’ombre ces combattants des inégalités flagrantes de nos sociétés toujours autant étriquées, patriarcales et championnes de l’entre-soi des hommes blancs. En 1969, un vent de révolte souffle sur New York. Les invisibles, les trav’, les pédés, les drag queens, les trans sortent de l’ombre, affirment fiers/fières leur combat, leur droit à la différence, leur droit à exister, à être, leur droit à l’égalité. À travers, les paroles posthumes de trois sacrifiés sur l’autel de l’hétéro-normalité, David Léon invite à une réflexion sur importance de l’affirmation de soi, de l’engagement politique, du militantisme. Morts lors des émeutes de Stonewall, tabassées par la police et jetées dans l’Hudson ou criblées de balles à Orlando en 2016, trois voix s’élèvent dans la nuit, parlent de la force transcendantale de leurs amours, de leurs combats, de la violence du rejet paternel, du refus de se cacher, d’être la honte de la famille, d’être dans la lumière même si cela doit leur coûter la vie. Ponctué par des citations de la reine de la Pop, étendard queer des luttes LGBT, et des images d’archives décrites sobrement par les comédiens, Stonewall de David Léon, mise en lecture avec justesse par Blandine Savetier, réveille en chacun des spectateurs le nerf de la guerre, le sentiment d’injustice, l’envie d’en découdre contre ces ayatollahs du patriarcat, ces monstres, petits, de l’intolérance. Attention, Frissons glaçants !
D’autres lectures viendront égayer les prochains jours, donner au festival sa force, sa richesse. D’autres moments toucheront un public nombreux, passionné, curieux. Le temps de dire au-revoir, à l’année prochaine est venu . Pont-à-Mousson s’éloigne. L’envie d’aller plus loin, de voir un jour certains de ces textes montés, aiguise les curiosités, invite à stimuler les imaginaires. À la Mousson d’été, cette année, encore et toujours, l’art des mots est vivant.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Pont-à-Mousson
La mousson d’été – Abbaye des Prémontrés – Pont-à-Mousson
Jusqu’au 29 août 2021
Les subtilités du désamour de Anahí Ribeiro (Argentine)
traduction d’Adeline Isabel-Mignot
lecture dirigée par Laurent Vacher
avec Eric Berger, Guillaume Durieux, Julie Pilod et Ariane von Berendt
lecture présentée dans le cadre de Tintas Frescas, avec le soutien de l’Ambassade de France / Institut français en Argentine et le Relais spectacle vivant pour l’Amérique du Sud hispanophone.
Texte traduit avec le soutien de la Maison Antoine-Vitez, centre international de la traduction théâtrale.
Femme disparaît (versions) de Julia Haenni (Suisse)
traduction de Julie Tirard
Lecture dirigée par Véronique Bellegarde
avec Marie-Sohna Condé, Maud Le Grevellec et Emeline Touron
musique de Philippe Thibault
Julia Haenni est représentée par L’Arche – agence théâtrale.
Pour un temps sois peu de et avec Laurène Marx (France)
Le texte est publié́ aux éditions Théâtrales.
Le texte est lauréat de l’Aide à la Crémation d’ARTCENA.
Stonewall de David Léon (France)
lecture dirigée par Blandine Savetier
avec Christophe Brault, Marie-Sohna Condé, Guillaume Durieux et Emeline Touron, musique Philippe Thibault.
Enregistrée en public à la Mousson d’été, réalisation Pascal Deux pour France Culture ; diffusion sur France Culture le 25 septembre à 23h dans Atelier Fictions.
Le texte est publié́ aux éditions Espaces 34.
Crédit photos © OFGDA et © Boris Didym